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en vieillissant le jugement plus mûr et le sang moins chaud. Elle avait gagné ce que les années donnent à ceux qui en font bon usage, des intérêts légitimes et de l’expérience; elle avait perdu ce que les années emportent, l’ardeur irréfléchie du dévouement. Du territoire morcelé par le code civil, du commerce et de l’industrie désormais émancipés, elle avait fait sortir, par un labeur opiniâtre, des capitaux très loyalement acquis, qu’elle préférait désormais à toutes les conquêtes et à tous les principes du monde, ou plutôt qu’elle considérait, non sans raison, comme une des plus nobles conquêtes dont les meilleurs principes peuvent s’applaudir. Avec cet argent si bien gagné dans sa poche, il n’y eut pas moyen de la décider à partir de nouveau, pieds nus et le sac sur le dos, pour aller faire le tour du monde. C’était folie de jeunesse qui ne convenait plus ni à sa situation ni à son âge. On eut beau lui montrer des nations insurgées qui lui tendaient les bras; elle se reculait d’un air froid, et répondait avec ce bon sens net et ce langage un peu cru ordinaires aux honnêtes gens qui ont fait fortune : « Chacun chez soi, chacun pour soi! J’ai bien su souffrir et faire mes affaires toute seule, tirez-vous d’embarras à votre tour ! »

Rien ne la fit sortir de là, et voilà comment la guerre ne se fit point en 1831. Ce n’était point le compte d’un tacticien littérateur qui avait refait à plusieurs reprises la carte de l’Europe dans son cabinet, et gagné sur le papier beaucoup de batailles de Jemmapes et de Valmy. Armand Carrel ne put se résoudre à abandonner si facilement ce rêve d’une guerre européenne; il se refusa, malgré l’évidence, à croire que cette résolution de ne plus rien mettre en jeu fût l’expression sincère de la volonté publique. Pour ne pas s’en prendre à la France, il s’en prit successivement à tout le monde : aux chambres d’abord, puis aux ministres, surtout à cet homme d’état improvisé qui éleva la résistance pacifique à la hauteur de l’héroïsme. Puis, quand les chambres eurent été plusieurs fois dissoutes et réélues, et que les ministres furent changés ou morts à la peine, la paix cependant durant toujours, Carrel n’eut plus d’autre ressource que d’en imputer la faute à la seule pièce fixe de la constitution, à la monarchie, et un matin le National annonçait à la France que l’épreuve était faite, que toute royauté était un obstacle à l’expression de la volonté nationale, et que Carrel se faisait républicain.

Lorsqu’un homme qu’un grand talent anime, ambitieux et ardent (comme l’est toujours tout ce que Dieu a destiné à s’élever), se décide à rompre avec le gouvernement légal de son pays, et, ajournant ses espérances au lendemain d’une révolution, se résigne à ne voir triompher sa cause qu’au prix du sang et sur des ruines, un grand déchirement doit s’opérer dans son âme. Si peu que l’on