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les mains des seigneurs, à moins de convention contraire. Cette solution peut paraître excessive ; elle est pourtant la plus juste et la meilleure, suivant toute apparence. M. Tegoborski nous apprend que les trois quarts des paysans serfs appartiennent aujourd’hui à 20,000 propriétaires ; mais il faut remarquer que le tiers seulement du sol cultivable relève de ce petit nombre de possesseurs, les deux autres tiers appartiennent à la couronne ou aux petits et moyens propriétaires, qui forment déjà en Russie une classe assez nombreuse. Que le tiers du sol constitue le domaine de la grande propriété, ce n’est pas trop, surtout en Russie, où la culture est généralement arriérée, et où elle présente, par suite des conditions naturelles et économiques, des difficultés particulières. Le travail des champs n’est possible que pendant quatre ou cinq mois par an à cause de la longueur des hivers. L’intérêt agricole proprement dit se complique de l’intérêt forestier, qui a beaucoup d’importance sous ce climat, et qui est à peu près inconciliable avec le voisinage de la petite propriété. La grande propriété est d’ailleurs la seule qui puisse supporter les sacrifices nécessaires pour préparer l’avenir par des améliorations progressives. L’abus qu’elle pourrait faire de ses droits sera moins à craindre dès que les paysans jouiront de la liberté personnelle et pourront se déplacer à volonté ; si les bras ont besoin de la terre, la terre aussi a besoin des bras, et celui de ces deux élémens qui jouit du privilège de la mobilité a un véritable avantage sur l’autre.

Quant aux inquiétudes que manifestent les seigneurs sur cet affranchissement réciproque de la terre et du travail, l’auteur essaie de les calmer en proposant le rachat des redevances personnelles qu’ont à payer aujourd’hui certaines catégories de paysans en dehors de la jouissance du sol. Il y a en effet tel propriétaire dont le revenu consiste presque tout entier dans les redevances de paysans non cultivateurs. « La terre n’offrant par son peu d’étendue et de fertilité aucune ressource à la culture, les paysans se sont adonnés dans ces localités au travail industriel et paient avec facilité leurs redevances, moyennant le salaire qu’ils reçoivent. » Il est manifeste que dans ce cas, si le paysan devenait libre sans rachat, le propriétaire se trouverait ruiné. L’obligation de ce rachat devrait incomber aux paysans, puisqu’ils seraient à l’avenir affranchis d’une charge qui pèse aujourd’hui sur eux, et si cette obligation était reconnue trop onéreuse, l’état pourrait en acquitter une partie. On trouverait des exemples de ce mode d’affranchissement dans ce qui s’est passé en Allemagne lors de l’abolition des droits seigneuriaux ; les paysans en ont racheté un tiers, les seigneurs en ont perdu un tiers, et le dernier tiers a été payé par l’état.

À coup sûr, l’ancien ordre de choses était plus commode pour tout le monde, du moins en apparence. Le seigneur n’avait pas à s’inquiéter de trouver des cultivateurs, ils naissaient sur ses domaines et ne pouvaient pas les quitter ; quand ils refusaient le travail, on avait le droit de les y contraindre par la force. De leur côté, les paysans n’avaient pas charge d’eux-mêmes, la commune leur devait un lot de terre quand ils venaient au monde, et ils avaient quelquefois la jouissance des trois quarts du sol, un quart seulement restant au seigneur. D’où vient donc que cette organisation séculaire, qui semblait si bien concilier tous les intérêts, ne peut plus durer ? Outre qu’elle blesse les droits imprescriptibles de l’homme, elle n’est pas assez productive : elle