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le vrai. Le but de cette concession de propriété, qui paraît un acte libéral à l’égard des paysans, n’est pas caché par le document officiel ; c’est, dit-on, pour éviter le vagabondage, ou, en d’autres termes, pour attacher le paysan au sol par un nouveau lien. « En outre, dit l’office ministériel du 5 décembre 1857, les terrains, une fois concèdes en jouissance aux paysans, devront toujours rester à la disposition de la commune. » Qui ne voit ici la conservation sous d’autres noms de l’état de choses actuel ? « La crainte qui me domine, dit l’auteur, c’est qu’on ne sacrifie tout l’avenir de la culture en attachant le paysan au sol, c’est-à-dire au seigneur, par le titre de débiteur insolvable substitué à celui de serf qu’il a porté jusqu’à présent. La solidarité de la commune sera sans doute très commode pour le propriétaire, mais ce sera évidemment un despotisme complémentaire qui pèsera sur le paysan. Les chefs de la commune seront inexorables par la crainte d’encourir un surcroît de charge pour chaque allégement accordé à un des leurs. Ils précipiteront la ruine de celui que le malheur aura atteint ; ils ne seront pas plus bénévoles pour le paysan riche, ils compteront sur ses ressources pour se tirer d’affaire, et mettront tout en œuvre pour le river à la chaîne communale. »

Comment sortir de ces difficultés ? La solution la plus simple, celle qui se présente le plus naturellement à l’esprit, consiste à donner aux paysans la liberté personnelle pleine et entière et à attribuer en même temps aux seigneurs la complète propriété du sol ; les conventions particulières pour la culture se régleraient ensuite, en Russie comme partout, suivant les convenances locales, par le libre débat entre les parties. Malheureusement cette solution rencontre dans les mœurs de graves obstacles. La croyance à un certain droit vague du paysan sur la propriété du sol paraît dominer beaucoup d’esprits. Je suis à toi, dit le paysan au seigneur d’après un adage populaire, mais la terre est à moi. Les habitudes communistes ne sont pas moins invétérées, on y attache une sorte d’amour-propre national, comme au souvenir de la tribu primitive. De part et d’autre, on s’effraie de voir séparer ce qui a été uni jusqu’ici ; les seigneurs redoutent d’avoir des terres sans paysans, les paysans d’avoir la liberté sans terre. « L’idée que la population rurale peut et doit dépendre du travail ne se fait pas jour parmi nous, » dit l’auteur du mémoire que nous examinons, et ce n’est pas sans quelque courage qu’il a pris pour devise cette phrase de Montesquieu : On n’est pas pauvre parce qu’on ne possède rien, mais parce qu’on ne veut pas travailler.

À la distance où nous sommes placés du théâtre où se débattent ces grands intérêts, nous ne pouvons apprécier les difficultés d’exécution. Il se peut que des mesures de transition soient nécessaires dans l’état actuel des idées et peut-être aussi des droits acquis ; nous n’en sommes pas juges. Un seul point nous paraît certain par lui-même, c’est qu’il faut arriver le plus tôt possible à la plus entière liberté des personnes et des propriétés, par conséquent éviter toute mesure différente qui ne serait pas nécessaire, et ne lui donner dans tous les cas qu’un caractère essentiellement temporaire. « Tout pouvoir partagé, dit avec raison l’auteur, est faible et défectueux. La propriété du titre, celle du seigneur, ne peut être utile que si elle comporte la jouissance effective. La jouissance effective, celle du paysan, est précaire tant