Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 21.djvu/216

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

grands lions de bronze par exemple, à force de reproduire la réalité, cessent d’être une image du vrai dans son acception élevée, et que de pareils morceaux, malgré leur rare mérite, ont le défaut de substituer des combinaisons pittoresques aux conditions strictes de la sculpture monumentale? En tout cas, ce caractère particulier d’un talent, cette clairvoyance en face de certains modèles n’ôtent rien à la valeur des talens qui s’inspirent ailleurs. On peut espérer qu’à côté des très remarquables travaux de M. Barye, quelques morceaux sculptés par David, Rude et Pradier, quelques statues dues au ciseau de MM. Duret, Simart et autres sculpteurs habiles, que, soit dit en passant, M. Silvestre condamne bien délibérément à l’oubli, — on peut espérer que ces œuvres, diversement recommandables, resteront pour attester la variété des efforts accomplis et pour honorer, chacune à son rang et à son heure, l’art et les artistes de notre temps.

Il faut le reconnaître pourtant, si sévère que se montre M. Silvestre envers l’école actuelle de sculpture, il est bien loin de la traiter avec la même rigueur que notre école de peinture. Au-dessous ou en dehors de l’admiration que lui inspirent les travaux de M. Barye, il confesse au moins sa sympathie pour quelques talens, son estime pour quelques ouvrages. M. Delacroix excepté, les peintres d’histoire dont M. Silvestre cite les noms ou dont il raconte la vie semblent n’avoir été choisis par lui que pour expier chèrement leur réputation et leurs succès. A ses yeux, MM. Delaroche et Decamps n’ont su prendre dans l’école contemporaine que « deux places de doublures,» ou si le second de ces artistes a pris quelque chose de plus, c’est grâce à ses compositions sur l’Histoire de Samson, qu’il faudrait restituer, « sous peine de se montrer à tout prix injuste, » à un peintre français du XVIIe siècle, à François Verdier[1]. M. Vernet, dont, à vrai dire, le caractère, les habitudes extérieures, le mobilier même, sont étudiés plus attentivement que les travaux dans la notice qui lui est consacrée, M. Vernet n’a jamais produit que des « ouvrages mort-nés. » Du reste, pas un mot de Scheffer, de II. Heim, de M. Schnetz ; pas un mot, à plus forte raison, de quelques peintres venus plus tard et n’ayant pas encore vieilli dans le succès. Je me trompe : M. Silvestre, qui ne s’est souvenu ni de M. Flandrin, ni de MM. Lehmann et Gleyre, ni de Théodore Chassériau, artiste bien doué pourtant, qui, sciemment ou non, néglige tant d’œuvre s sérieuses, trouve assez de loisir et de place pour s’occuper des petites fantaisies pittoresques de M. Diaz et des lourdes provocations où se hasarde le pinceau de M. Courbet.

  1. Malgré ces sommations formelles, et avec la meilleure volonté du monde de ne pas commettre d’injustice en ceci, il nous est impossible de déposséder M. Decamps du mérite de l’invention dans les sujets tirés de l’histoire de Samson. Peut-être, en y regardant de fort près, retrouvera-t-on dans les scènes imaginées par Verdier quelques intentions, quelques figures, dont M. Decamps se sera inspiré ou souvenu; mais le style du maître moderne a si bien transformé le tout, que des emprunts de cette sorte deviennent des acquisitions aussi légitimes que les emprunts faits par Poussin aux monumens antiques ou par Raphaël aux vieux maîtres italiens. En tout cas, la composition la plus belle et la plus saisissante de cette suite, — le Samson tournant la meule, — appartient absolument, pour le fond et pour la forme, à M. Decamps, car Verdier n’a pas même traité ce sujet.