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ce jugement équitable une liberté d’esprit rare chez un homme animé de passions fortes, et surtout engagé dans un parti extrême. L’observateur qui prononçait ainsi gaiement dans sa propre cause n’était évidemment ni un fanatique de nature ni prédestiné fatalement à devenir un révolutionnaire. Quiconque est né avec la moindre dose d’impartialité en effet ne sera jamais qu’un révolutionnaire très insuffisant. L’impartialité est incompatible avec les qualités comme avec les défauts qui font les vrais révolutionnaires, disons mieux, avec les principes absolus, quels qu’ils soient, droit divin, pouvoir illimité ou démocratie pure. De tels principes ne subsistent et ne se défendent qu’en excommuniant de très haut tout ce qui les limite et les contredit. On ne sert bien Coblentz ou la convention qu’en croyant sincèrement que tous les libéraux sont des rebelles, ou que tous les royalistes sont des traîtres. Toute appréciation plus indulgente est déjà une connivence avec l’ennemi, et vous range, quoi que vous en ayez, dans la catégorie de ces modérés que les deux extrêmes anathématisent. Il y a ainsi des différences intellectuelles qui classent les hommes à leur insu beaucoup mieux que l’étiquette qu’ils portent sur leur chapeau ou la bannière sous laquelle ils servent. Chaque homme a reçu pour ainsi dire un tempérament d’esprit qui le destine à un parti, et s’il méconnaît cette indication de la nature, il en souffre toute sa vie. J’ai connu des membres du juste milieu constitutionnel dont l’ardeur intolérante était au supplice dans les régions tempérées où ils avaient pris naissance. Par instinct et sans le savoir, ils gravitaient toujours à droite ou à gauche vers quelque extrémité de l’horizon. Carrel était tout le contraire : c’était un esprit modéré jeté dans un parti violent. Dès qu’il goûtait un moment de calme, il tendait à s’échapper de l’étroite enceinte où l’enfermaient ses engagemens, et son intelligence à tout instant débordait ses opinions.

Mais le moment où il commença sa carrière de publiciste était celui où cette gêne dut être pour lui le moins sensible. La restauration en effet, enivrée de sa victoire, venait de si bien manœuvrer qu’il n’était plus nécessaire pour la combattre de conspirer dans l’ombre ou de rêver des révolutions. Il suffisait de parier tout haut le langage du bon sens et de la loi. Les passions de la France lui avaient toujours été fort hostiles, elle se brouillait de plus en plus avec sa raison. Par le plus singulier des calculs, elle se chargeait ainsi de fournir un masque décent aux ennemis irréconciliables qui dès le premier jour avaient juré sa mort. Du moment où elle semblait se lasser elle-même de la constitution qu’elle avait donnée, c’était à qui se ferait constitutionnel pour la combattre; il n’y avait plus ni bonapartistes ni jacobins, il n’y avait plus que des doc-