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faciliter l’alimentation publique, se décida à en permettre la libre entrée[1]. Sur ce sujet, l’agriculture avait un préjugé bien plus enraciné et plus général que celui qui existe aujourd’hui à l’égard des grains : c’était à ce point qu’un illustre capitaine, qui avait justement pour devise ense et aratro, car il était un des agriculteurs les plus habiles du pays, le maréchal Bugeaud, avait un jour fait entendre à la tribune ces paroles, qui exprimaient l’opinion des éleveurs, que « l’invasion des Cosaques serait un moindre mal que l’invasion du bétail étranger. » Or quel fut l’effet du décret qui autorisa l’invasion du bétail? Une légère émotion de quelques jours. Nos cultivateurs, qui sont aussi intelligens que quiconque quand il s’agit de leurs intérêts, jugèrent sur-le-champ, par la tenue des marchés, qu’ils n’avaient rien à redouter de la libre entrée du bétail étranger, et depuis lors ils sont les premiers à rire des alarmes qu’ils avaient conçues.

Des faits absolument semblables ont eu lieu pour la laine et pour le vin.

Puisque les partisans de l’échelle mobile ont amené la discussion sur le terrain politique, il est naturel de les y suivre. Recherchons donc quel est le vrai côté politique de la question. Et d’abord que faut-il penser de l’agitation qu’on prétend exister dans le pays, et au sujet de laquelle on représente au gouvernement qu’il doit y céder, sous peine de compromettre non-seulement sa popularité, mais aussi la paix publique? L’agitation dont on parle n’existe qu’à la surface, sur un petit nombre de points, et elle est toute factice; d’ailleurs ce n’est pas à des agriculteurs qu’il faut l’attribuer : l’origine en est autre part, et les agriculteurs qui y figurent n’y jouent que le rôle de comparses. L’instigateur de ces délibérations effrayées qu’ont prises un certain nombre de comices agricoles, ainsi que des pétitions qui ont été adressées au sénat, est bien notoirement le parti prohibitioniste. Les hommes exagérés qui sont à la tête de ce parti, et qui, en vertu du tarif des douanes, sont en possession de monopoles très productifs en effet pour quelques-uns d’entre eux, ont senti que, du jour où l’échelle mobile serait définitivement abandonnée, l’agriculture, n’ayant plus même ce faux semblant de protection, abandonnerait de toutes parts le drapeau protectioniste, pour lequel déjà elle est extrêmement refroidie. Dès lors on verrait s’évanouir toutes les dispositions abusives qui font du tarif français une exception, une monstruosité dans le monde civilisé, et la France se mettrait au régime des tarifs modérés qu’ont adopté tous les peuples

  1. De 55 francs, le droit fut mis, par décret, à 3 francs 30 centimes par tête de bœuf, et le reste en proportion.