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leur sort et disposant de trois cent soixante-cinq journées de labeur par an, combien n’y en a-t-il pas parmi eux qui l’ont des merveilles et résolvent des problèmes que le riche aborde sans succès! Quel est le département où des faits de ce genre ne se révèlent? Voyez par exemple ce qui se passe dans les départemens de la Bretagne, dont la population cependant passe pour être tant arriérée : depuis qu’il est constaté que l’emploi de la chaux y donne à la terre une fécondité jusqu’alors inconnue et permet de récolter du froment là où l’on faisait du seigle ou du sarrasin, les pauvres eux-mêmes trouvent le moyen d’en acheter.

Ce n’est pas à dire cependant que la loi n’ait rien à faire pour les agriculteurs; mais l’intervention de la loi, que nous appelons à la suite des hommes les plus intelligens entendus dans l’enquête, n’est point celle qui se manifeste par des restrictions et par des atteintes à la liberté tantôt du producteur, tantôt du consommateur. C’est celle bien différente qui rend à la liberté au contraire un éclatant hommage, ou qui lui prête assistance. Par l’éducation, ouvrons plus largement l’intelligence des cultivateurs, afin que les connaissances y pénètrent; par le bon emploi des ressources de l’état et des départemens, perfectionnons de plus en plus la viabilité du territoire; par le crédit agricole, rendons-lui plus aisé l’accès des capitaux[1]; adoucissons ou effaçons de notre tarif des douanes les dispositions qui enchérissent pour l’agriculture le fer, le guano et diverses autres matières utiles; permettons-lui de faire venir, de quelque point du globe que ce soit, sans droits, les machines et appareils dont elle peut avoir besoin; supprimons les conditions accessoires et en apparence indifférentes, mais en fait prohibitives, sous lesquelles l’importation de ces machines ou appareils doit avoir lieu[2] ; simplifions les formalités sous le bénéfice desquelles les 100 millions promis pour le drainage doivent tomber dans la main des cultivateurs, afin que cette promesse cesse d’être une fiction. Décidons les compagnies de chemins de fer à transporter en tout temps le blé et la farine au tarif de 5 centimes par tonne et

  1. On assure que très prochainement une institution de crédit agricole va être organisée sous les auspices du crédit foncier.
  2. A cet égard, l’Enquête offre des exemples curieux. Je citerai ici un passage de la déposition de M. Lupin, qui exploite avec habileté une vaste propriété dans le Cher :
    « Quand j’arrive à la douane, on ne me parle pas seulement du droit protecteur que j’ai à payer, on me dit: « Donnez-moi le plan de la machine que vous voulez faire entrer, avec l’indication détaillée de toutes les pièces en cuivre, en fer, en acier, etc. — Eh bien! voilà que sur un outil de 100 ou 200 fr., indépendamment des droits, on me demande de faire 50 fr. de frais; c’est véritablement impraticable… »
    « J’ai des ouvriers flamands qui se servent de louchets, de longues bêches aciérées dans le bout, qui coupent à merveille, et avec lesquelles on fait beaucoup d’ouvrage avec peu de peine. Dans une certaine circonstance, j’ai voulu faire exécuter un travail avec des bêches de cette espèce par des ouvriers du pays; ceux-ci m’ont dit qu’ils ne pouvaient travailler de cette manière, parce que l’instrument coûtait trop cher, au moins 5 fr. J’ai demandé aux ouvriers flamands combien leur coûtaient ces bêches dans leur pays : ils m’ont dit qu’elles leur coûtaient 3 fr. Eh bien! de 3 à 5 il y a une grande différence. Je n’ai pas fait faire le travail à cause de cela. — Je vous cite là un petit exemple, mais il s’étend à tout. Ainsi il y a des charrues faites à l’étranger qui valent mieux que celles qui sont faites en France; mais comment puis-je les faire venir, lorsque non-seulement j’ai à payer un droit, mais encore à subir une infinité de tracasseries qui se traduisent toujours par de l’argent? Aussi je ne fais plus rien venir du dehors : c’est trop cher. »