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les pays d’où le blé peut sortir sans formalités, lorsqu’il lui plaît, que là où il pourrait être retenu, une fois entré. C’est le calcul que font tout naturellement les négocians grecs qui expédient de la Méditerranée et de la Mer-Noire ce qu’on appelle des cargaisons flottantes. C’est celui qui retient le commerçant français lui-même, lorsque se présente une occasion d’acquérir.

Les personnes qui de bonne foi restent sous la séduction qu’exerça l’échelle mobile à l’époque où elle fut inventée perdent de vue le changement considérable qui est survenu dans le commerce général des blés, je veux dire le commerce entre les différentes contrées, les unes qui n’en récoltent pas assez, les autres qui en paraissent surchargées. La réforme commerciale de sir Robert Peel a opéré à cet égard une sorte de métamorphose.

L’Angleterre depuis lors s’est mise à consommer beaucoup de blés étrangers, et elle a absorbé tous les excédans que présentait le marché général, d’Odessa à New-York, de la mer d’Azof aux bouches du Mississipi, de la Baltique à Alexandrie. Les grains étrangers à bas prix dont on effrayait notre agriculture, et dont au surplus la quantité disponible est fort au-dessous de ce qu’on avait supposé, ont acquis des cours différens de ceux qu’on voyait auparavant[1].

Avant 1846, la plupart des nations dont la consommation était importante naviguaient à pleines voiles dans le système restrictif pour tout ce qui touche aux céréales. De même que l’Angleterre, qui s’efforçait alors de subsister sur elle-même, elles avaient l’échelle mobile, ou, à défaut, des restrictions dont l’effet était semblable, en ce sens qu’elles fermaient la frontière plus ou moins hermétiquement aux blés étrangers. Par une conséquence naturelle, les pays qualifiés essentiellement de producteurs, parce que d’ordinaire ils récoltent une certaine quantité de céréales en excédant de leur consommation, étaient sujets à en rester encombrés, et ils offraient dans les ports qui sont leurs foyers d’exportation les cours qui caractérisent l’encombrement. A Odessa, il suffisait de 2 ou 3 millions d’hectolitres de blé et même d’un moindre approvisionnement dans les magasins pour que les prix y fussent fort avilis, alors que les acheteurs ne se montraient pas. C’est la même raison pour laquelle, à l’époque du blocus continental, le café et le sucre, obligés d’attendre indéfi-

  1. Le lecteur pourra consulter par exemple, dans le troisième volume de l’Enquête, le tableau n° 23, qui figure à la page 99. Il y verra que les prix des blés à Odessa, depuis 1846, ont été sensiblement plus élevés qu’auparavant, et si l’année 1851, par exemple, a été marquée par une dépression de la cote, c’est que l’abondance de la récolte en ce moment occasionnait l’abaissement du prix partout, et diminuait singulièrement les besoins que l’Europe éprouve communément des blés de la Russie.