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jusqu’alors avait sommeillé dans une torpeur léthargique, tandis que Flora Bellasys répondait à la partie sensuelle de sa nature, qui depuis longtemps était terriblement éveillée et d’un insatiable appétit. Il avait donc pour Constance Brandon ce sentiment un peu froid qui s’appelle l’estime et cette affection sympathique qu’éveille l’amour respectueux de lui-même, pour Flora cette passion complaisante qu’éveille l’amour hardi, qui, pour plaire à l’être aimé, abdique volontiers toute fierté.

Flora Bellasys aimait réellement Guy Livingstone. En lui, elle avait trouvé son maître; avec lui, elle avait été obligée de combattre à armes égales, et elle avait vu avec admiration les combats meurtriers d’habitude de sa coquetterie se transformer en d’amusans et inoffensifs tournois. Lorsque Flora apprit le prochain mariage de Guy avec Constance Brandon, elle se sentit blessée à mort; Guy était le seul être dont elle se fut jamais souciée, le seul qu’elle pût aimer, car il était le seul qu’elle n’eût pas réussi à désespérer par ses dédains et à tromper par ses artifices. S’il lui échappait, sa vie était finie pour toujours; il fallait donc l’éloigner de sa rivale, celle-ci dût-elle en mourir. En un instant, son parti fut pris, et elle résolut énergiquement la mort de Constance Brandon. Cruelle comme Médée, elle appela à son aide, non les philtres et les poisons, mais les stratagèmes mondains et les ruses parlementaires, comme il convient de le faire au XIXe siècle et dans un pays constitutionnel. Un soir, dans un bal, elle eut l’art de se faire surprendre par sa rivale les lèvres de Guy Livingstone collées contre ses lèvres, les mains de Guy Livingstone entrelacées aux siennes. L’apparition de Constance Brandon fut un coup de foudre pour Guy Livingstone; cependant il ne s’humilia pas, et ne demanda point grâce lorsque Constance lui annonça que tout était fini entre eux. Ils se séparèrent, lui pour vivre désormais dans la solitude du cœur, elle pour languir de douleur. Cependant telle était la force de la passion qu’avait inspirée ce personnage séduisant et fatal, qu’aucune des deux rivales ne voulut encore renoncer à lui. Flora, confiante dans la puissance de ses sortilèges, le suivit de près sur le continent, où il alla chercher l’oubli dans le plaisir et l’orgie; Constance, confiante dans la puissance des prières qu’elle adressait au ciel, voulut croire jusqu’au dernier moment que le cœur de Guy lui reviendrait purifié et pénitent. Quand elle se sentit mourir, elle voulut avoir avec lui une dernière entrevue. Ce fut par miracle que ce vœu put se réaliser, car la cruelle Flora avait, par une basse trahison, détourné les lettres dans lesquelles Constance informait Guy de son désir et de l’état dangereux où elle se trouvait. L’entrevue eut lieu : elle fut longue, douloureuse, dramatique. Les regrets tinrent peu