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qu’il doit ses triomphes dans la politique et dans la guerre à son sang-froid, qui ne l’abandonne jamais. Il n’y a pas au contraire de peuple dont les passions soient plus désespérées et plus irrésistibles. Ce qui nous abuse sur leur nature, c’est que ces passions sont entièrement différentes des nôtres et de celles que nous connaissons familièrement; elles ne sont pas explosives comme celles des peuples du midi, elles sont déterminées par la volonté et soulevées par la nécessité. Ce sang-froid et ce flegme qui nous émerveillent ne sont pas autre chose que l’hésitation de la volonté et la défiance de soi-même; mais lorsqu’une fois l’Anglais a pris son parti, et qu’il voit qu’il n’y a plus ni à hésiter ni à reculer, alors il suit le conseil de Polonius et va jusqu’au bout de la querelle qui lui est offerte. Il a écouté la voix de la raison jusqu’au moment précis où la raison a été impuissante à le protéger; il a été dominé par la volonté jusqu’au moment où la volonté ne lui a plus été d’aucun secours; maintenant il se confie aux forces aveugles du tempérament, de la passion et de la nature. Au lieu de dire que l’Anglais triomphe par le sang-froid, il faudrait dire que la plupart du temps il triomphe par l’absence de sang-froid. Contrairement aux opinions reçues, je crois donc qu’on peut avancer que la force du caractère anglais tient à ces deux qualités contradictoires : une prudence consommée et une énergie sauvage. Telle est, pendant toute la durée de la scène sinistre que nous avons citée, la conduite de Ralph Mohun, qui d’abord par prudence n’hésite pas à violer les lois les plus naturelles et les plus élémentaires de l’humanité, et qui, une fois engagé malgré lui dans une querelle pour un homme qu’il méprise, verse le sang comme l’eau. Je recommande cette scène à l’attention des sensibles journalistes qui ont versé tant de larmes sur le sort des révoltés hindous : elle leur servira peut-être à comprendre l’énergie sauvage du peuple anglais en général, et du gentilhomme anglais en particulier. C’est un commentaire indirect de quelques-uns des faits et gestes les plus récens de l’Angleterre : l’aveugle héroïsme de la cavalerie anglaise chargeant à Balaclava l’artillerie russe; les gardes coldstream étreignant corps à corps leurs ennemis à Inkerman et les assommant à coups de quartiers de roche à la manière des guerriers barbares; les larges tueries des Indes et les cipayes attachés à la bouche des canons.

Comme la morale doit toujours conserver ses droits, je n’hésiterai pas à dire que l’énergie de Ralph Mohun ne peut pas être proposée comme exemple, et qu’elle mérite presque l’épithète de criminelle. Toutefois il est des cas où il est aussi ridicule de s’indigner qu’il serait condamnable d’approuver. L’énergie de Ralph est une de ces qualités, ou de ces vices si vous voulez, contre lesquels