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Ce roman, comme la plupart des romans anglais, est anonyme; mais si nous ignorons le nom de l’auteur, nous pouvons aisément deviner, d’après le ton du livre et les nombreuses indications qu’il contient, la condition de l’auteur et la classe à laquelle il appartient. Il a longtemps vécu sur le continent, et possède familièrement la langue française; il connaît les règles de la bouillotte et les quartiers dangereux de Paris. Malgré la faible santé dont il s’accuse et la solide instruction classique dont son livre donne tant de preuves, il est évident qu’il a traversé la vie en plus d’un sens et qu’il a fait plus d’une expérience. Le ton de l’homme du monde écrase dans son livre le ton du scholar et de l’écrivain. Il a des doctrines religieuses, politiques et morales; mais, comme tous les mondains, il juge plutôt d’après le criterium du tact que d’après des doctrines abstraites. L’indulgence et la sympathie qu’il laisse voir pour ses héros, même dans les instans où ils sont le plus coupables, la charité presque indifférente avec laquelle il les réprimande, indiquent que ce sont ses pairs dont il raconte l’histoire. Il a un esprit moral que n’ont pas généralement les mondains de certaines conditions, et il a des observations d’une expérience tout à fait singulière, que les honnêtes gens de certaines classes ne connaissent pas, et ne connaîtront jamais. Je prends au hasard une de ces observations, remarquables par leur profondeur caractéristique : « Il n’y a rien qui déconcerte une nature qui a été longtemps habituée à obéir comme un soudain et brutal coup de main. Rappelez-vous les Scythes et leurs esclaves : les rebelles affrontèrent assez bien leurs maîtres sur le champ de bataille avec l’épée et la lance, mais tout leur courage les abandonna lorsqu’ils entendirent le claquement des grands fouets. » Celui qui a fait cette observation est incontestablement, soit par nature, soit par le fait de sa naissance, un aristocrate. Ce livre porte donc la marque, et, si l’on veut, la livrée de l’auteur, Il porte le cachet d’un homme du monde d’habitudes studieuses et d’un scholar d’expériences très variées. En lisant ce roman, je ne pouvais m’empêcher de faire un retour sur nous-mêmes. Les livres les plus intéressans de l’Angleterre ne sont pas ceux des écrivains de profession; un dandy, un officier, un ministre de cam- pagne, une fille ou une femme de clergyman, s’avisent de prendre la plume pour raconter les circonstances particulières de leur vie et présenter le tableau du petit monde où ils ont vécu, et ce livre, au lieu d’être, comme l’inexpérience des écrivains pouvait le faire craindre, plein de confusion et de maladresse, se présente avec toutes les conditions de la vie, pittoresque, animé, dramatique. C’est que les auteurs n’avaient pas l’ambition de faire un livre littéraire, ils avaient l’ambition de faire un livre vrai. Ils n’aspiraient