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recommandables par leurs vices que par leurs vertus ; cependant ils intéressent, souvent même ils appellent la sympathie. Ne leur croyez aucune ressemblance avec les Rodolphe, les Léon, les Roger et autres ardens gamins dont certains romans hystériques contemporains nous ont donné les insignifians portraits. Ces personnages sont vicieux, mais sans platitude. Ils connaissent la vie et ils savent vivre : quand ils parlent, leur dépravation trouve pour se justifier des axiomes d’une incontestable profondeur ; quand ils agissent, ils vont jusqu’au bout de leurs mauvaises actions avec une incroyable fermeté. Ils sont cruels et impitoyables, ils ne sont jamais lâches ; ils jouent sans remords avec la vie de leur prochain, jamais ils ne s’amusent à le déshonorer par de mesquines espiègleries. Leur noblesse ne les abandonne pas, même dans les plus furieux accès de la colère, de la passion et de la haine. Le second titre du roman, Thorough, exprime bien leur caractère : ils aiment et haïssent à outrance. Damnés de haute et forte race, ils sont d’avance la proie désignée de Satan, mais jamais ils ne recevront les coups de pied et les soufflets par lesquels sans doute les démons de rang inférieur châtient la populace des pécheurs vulgaires. Les don Juan clercs d’avoué, les Lovelace d’arrière-boutique, les Richelieu de la prime et du report qui abondent dans nos romans actuels, feraient bien, pour se perfectionner dans cet art difficile de la corruption, d’aller passer quelque temps auprès d’eux en qualité de grooms et de palefreniers. S’ils mettaient bien à profit leur temps de service, ils apprendraient ce que c’est que l’immoralité dans une âme forte et hautaine, et peut-être alors, après avoir compris ce qu’il faut au vice de grandeur pour qu’il soit supportable, reviendraient-ils guéris de leurs prétentions, et consentiraient-ils à être ce que la nature voulait qu’ils fussent, d’honnêtes pauvres diables et d’inoffensifs imbéciles.

J’ai été heureux de trouver dans Guy Livingstone une qualité qui, à quelques exceptions près, est absente de la littérature française contemporaine, je veux dire l’esprit moral. Quoi que disent et fassent les personnages du roman, ils ne sortent jamais d’une certaine région, ils ne cessent de respirer dans une certaine atmosphère. S’ils n’ont pas de vertus, ils ont de l’esprit et de la grâce. Dans leur cœur tourmenté et corrompu fleurissent de belles délicatesses morales : générosités pleines de tact, humilités inattendues, remords passionnés. Ils ont beau être coupables ; un certain esprit moral, composé d’élévation naturelle, de tact mondain et de culture intellectuelle raffinée, ne les abandonne jamais et soutient l’intérêt qu’ils inspirent. Ils n’ont pas besoin d’agir et de souffrir pour appeler l’attention. Leurs physionomies suffisent pour éveiller la curiosité,