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naire c’étaient les amis de l’ordre public ébranlé qui se mettaient le plus volontiers sous la protection de son souvenir. L’ancien directeur du National paraissait alors l’idéal du président d’une république conservatrice, d’une république honnête et modérée, comme on disait dans le langage du temps. On se rappelait qu’il avait toujours apporté dans ses écrits quelque tempérament à la rigueur des principes démocratiques, qu’il professait un grand respect pour les traditions américaines, et un véritable culte pour la liberté individuelle, si fortement compromise par le despotisme socialiste qui courait les rues. Puis il avait été militaire, et le souvenir de la discipline avait toujours modéré sa participation aux barricades. Enfin il n’y avait pas jusqu’à ses goûts bien connus d’élégance qui n’eussent rassuré les honnêtes gens dans un moment où, à force d’être attaqué en commun avec les choses les plus saintes, le luxe avait fini par être regardé et par se regarder sérieusement lui-même comme une vertu! De quel secours aurait paru en ces jours-là à cette pauvre société française, troublée dans tous ses principes comme dans toutes ses jouissances, un républicain éprouvé ayant gagné des chevrons au service de la démocratie, mais qui aimait à porter l’épaulette et à monter de beaux chevaux! «Si Armand Carrel vivait encore, disait plus d’un garde national en prenant son fusil avec un soupir par quelque matinée de mars ou d’avril 1848, c’est lui qui saurait bien mettre le socialisme à la raison! »

Par un retour très singulier, ceux qui publient aujourd’hui les œuvres de ce même Carrel, usant aussi largement du droit qu’on a de prêter aux morts, font justement l’hypothèse contraire. Ce qu’ils regrettent que la France ait perdu dans leur ami, ce n’est évidemment pas un républicain politique, un Washington français, un général Cavaignac en habit noir; c’est au contraire l’instrument utile d’une grande rénovation sociale, c’est un socialiste modéré et pratique, dont l’influence, contenant les exagérations des partis extrêmes, aurait pu aider l’humanité à faire sans secousse un pas vers une transformation radicale. Tout le monde connaît à cet égard la manière de penser du savant estimable qui a mis son nom à la tête de cette édition, en la faisant précéder d’un avant-propos. M. Littré, on le voit clairement, attache peu d’importance aux révolutions politiques. Elles ne sont, suivant lui, que les phases successives d’un grand mouvement dont l’humanité entière est à la fois le sujet et l’acteur, d’une longue évolution qu’elle opère sur elle-même, et qui doit renouveler toutes ses conditions d’existence. La commotion de 1848 a été une de ces phases. Si Armand Carrel eût vécu assez pour y prendre part, peut-être l’ascendant de son caractère, l’habile fermeté de sa main auraient pu décider son pays à se