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donné l’ordre, je m’avançai lentement sur les groupes, qui se repliaient les uns sur les autres, non sans nous menacer du regard. Tout en ce moment était suspendu comme à un fil. Hodson cependant, retournant au galop du côté du chariot, enjoignait aux dix cavaliers qui formaient l’escorte de hâter un peu la marche des princes, tandis que nous ferions front et contiendrions la foule. Celle-ci se retirait lentement vers le tombeau de Humayoun, et nous suivîmes pas à pas ce mouvement de retraite. Arrivés à l’intérieur de l’enceinte, les musulmans gravirent les degrés, et allèrent se former dans les immenses jardins en terrasse. On y arrivait par un perron voûté. Laissant notre troupe en dehors, Hodson et moi (je ne le quittais non plus que son ombre), suivis seulement de quatre hommes, nous montâmes ce perron sans descendre pour cela de cheval, et, parvenu en face de ces longues files d’ennemis, il les somma de mettre bas les armes. Il y eut alors un murmure. Le commandant réitéra son ordre sur un ton encore plus péremptoire, et (Dieu sait pourquoi, car pour moi je n’y comprends rien) ils commencèrent à obéir…… Nous n’éprouvions nullement le besoin d’avoir leurs armes, et en des circonstances ordinaires jamais nous n’eussions risqué notre peau d’une façon si follement téméraire. Ce qu’il nous fallait à tout prix, c’était de gagner le temps nécessaire pour mettre les princes hors de portée. En cas d’attaque effectivement, nous ne pouvions tout au plus que nous faire jour vers Delhi, et encore avec peu de chances d’y arriver sains et saufs. Eh bien ! nous restâmes là deux heures d’horloge, rassemblant les armes qu’ils nous livraient; moi, pour ma part, croyant à chaque instant qu’ils allaient fondre sur nous. — Je ne disais rien, et fumai tout le temps afin de leur montrer combien peu je ressentais d’inquiétude. Enfin, quand tout fut terminé, les armes réunies, chargées sur une charrette, et quand nous nous mîmes en route, Hodson se tourna vers moi et me dit : — Il est temps de partir. — Nous nous mîmes en selle avec une lenteur calculée; la troupe reforma ses rangs, et nous sortîmes à loisir de l’enceinte, suivis par la foule. Notre allure continua d’être la moins pressée du monde, et tout se passait fort tranquillement. — Pourquoi, m’allez-vous demander, ne chargiez-vous pas ces suivans incommodes? — A ceci je répondrai simplement que nous étions cent hommes, et eux six mille. Je n’exagère point, vous lirez le rapport officiel. A un mille à peu près de notre point de départ, Hodson, me regardant de côté : — Eh bien! Mac, me dit-il, nous les tenons donc à la fin! — Sur ce mot, un double soupir soulagea nos poitrines oppressées. Jamais de ma vie, non pas même sous le feu le plus terrible, je ne me suis senti en pareil danger. On assure autour de moi que c’est l’affaire la plus hardie, la plus aventureuse dont on ait entendu parler depuis des années. Et je ne parle pas de moi, qui tout simplement exécutais mes ordres, mais de Hodson, qui avait tout conçu, tout arrangé.

« Maintenant achevons l’histoire... Nous rejoignîmes les princes à cinq milles environ de l’endroit où nous les avions pris, et par conséquent à un mille de Delhi. La foule, grossissant toujours, serrait de plus près les chevaux de nos sowars, et son attitude devenait de plus en plus hostile. — Qu’allons-nous faire de ces gens-ci? me dit tout à coup Hodson. Je crois qu’il vaudrait mieux les fusiller ici même. Jamais nous ne les ferons entrer là-bas.