Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 21.djvu/14

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en sommes-nous sur tous ces points, si passionnément discutés il y a vingt ans? Quel chemin avons-nous parcouru? quel espace nous ont fait franchir l’impulsion de 1948 et le contre-coup qui l’a suivie? Rien, ce semble, ne peut mieux nous éclairer à cet égard que l’étude rétrospective de documens parfaitement sincères, où l’on saisit sur le fait quel était, en pleine monarchie de juillet, l’état d’un esprit éclairé bien qu’emporté, très influent sur sa génération, et regardé généralement comme téméraire. Si l’on veut mesurer la distance parcourue depuis vingt ans à travers tant de mouvemens contradictoires, tant d’actions et de réactions, tant de courans et tant de marées, rien ne peut être plus utile que d’examiner le terrain où campait l’homme aventureux qui avait entrepris de mener l’avant-garde.

Le caractère personnel d’Armand Carrel prête d’ailleurs à cette recherche faite à travers ses écrits plus d’un genre d’attrait et de facilité; mais pour faire comprendre de quelle nature cet attrait peut être, et quelle originalité particulière Armand Carrel pouvait donner à ses opinions, quelques détails biographiques sont indispensables à rappeler. Ici, comme toujours, il faut connaître l’homme pour bien apprécier les idées.


I.

Après le bonheur sans égal de faire prévaloir ses convictions et d’assurer par elles la prospérité de son pays, la plus grande faveur peut-être que la Providence puisse accorder à un homme public, c’est une mort prématurée qui l’enlève dans la plénitude de sa renommée, avant qu’il ait été mis à aucune des épreuves qui auraient donné la mesure complète de sa valeur. Quand on n’a révélé qu’une partie de soi-même, et qu’on a emporté dans la tombe le dernier mot de son secret, la carrière est ouverte aux conjectures les plus favorables, bien que souvent les plus contradictoires. Quoi qu’il arrive, tout profite à ces génies inachevés que la mort a couverts d’un nuage brillant. On aime toujours à penser qu’ils ont préparé le triomphe de leur cause, ou qu’ils auraient prévenu ses revers. Tel a été le sort privilégié d’Armand Carrel, chef à peu près reconnu, au moins en espérance, du parti républicain, et qui est mort à trente-six ans, douze ans avant la proclamation de la république.

Combien de fois par exemple, pendant que la république de 1848 se débattait, dans ses angoisses, entre la dictature et l’anarchie, avons-nous entendu ceux qui l’assistaient dans son laborieux avortement invoquer avec regret la mémoire d’Armand Carrel! D’ordi-