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prix extrême, on comprend qu’il ne faut pas condamner M. Bellini sans l’entendre. M. Bellini avait à chanter l’égalité des hommes devant Dieu, la liberté, la raison, qui modère les passions humaines, les richesses de la nature, la fin de l’humanité, la domination de l’homme sur toutes les choses créées, l’association, le droit, le devoir, etc. Qui ne comprend qu’un grand poète peut trouver dans un pareil sujet d’abondantes sources de poésie? Toute la question est de savoir comment M. Bellini a surmonté les difficultés qu’il rencontrait.

M. Bellini est un homme instruit, nourri des lettres grecques et latines, et très capable de bien écrire en italien. Sa langue est généralement bonne, ainsi que son style, et l’imagination ne lui fait pas défaut. Elle l’emporte même souvent dans des comparaisons qui sont devenues tout à fait étrangères à la poésie moderne. Il y a, par exemple, au troisième livre de ce poème, une vision des plus curieuses. L’auteur, transporté dans les régions lumineuses, aperçoit une divinité au corps immense, un pied posé sur les Alpes rhétiques et l’autre sur l’Etna. D’une main le dieu tient un volume sur lequel sont écrits en caractères de feu ces mots : Statut et liberté. L’autre maintient une épée flamboyante, et menace quiconque oserait toucher au livre sacré. Une tempête éclate, l’épée la dissipe. Alors un immense cantique s’élève, que chantent tous les peuples rachetés. Le poète se réveille et s’écrie :


« Qui me ramène à la nature mortelle? Déjà j’entends que dans les cercles des Turinois court un cri de joie précurseur des rayons de l’aurore. J’entends autour de moi l’air joyeux retentir du fracas du bronze creux et les gaies clameurs qui chantent les ineffables trésors du statut. A ouvrir le glorieux parlement s’apprête Victor, le brave, le généreux. Les citoyens en armes font la haie autour de lui, les guerriers l’applaudissent et de leur cœur enivré crient vivat ! Et moi aussi je lui donne un vivat! et plein d’ardeur, à travers les flots du peuple en fête, je m’élance, je le vois auguste et majestueux, en tout semblable à l’image du dieu qui m’était apparu dans ma vision. »


Je passe naturellement la constitution de la chambre des députés, la vérification des pouvoirs, le règlement des deux chambres, les projets de loi, les sténographes, la liberté de la presse, etc. Ceci prouve d’abord que les Italiens ont une fâcheuse tendance à croire que tout peut et même doit se dire en vers, à confondre la philosophie et l’histoire avec la poésie. Ils font de l’histoire rimée ou des descriptions techniques que les inventions les plus risquées et les plus prodigieux efforts d’imagination ne parviennent pas à sauver. En outre, le succès qu’une critique complaisante a fait à M. Bellini me paraît dangereux pour la poésie italienne. La critique au-delà