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des reproches et des critiques qu’ils s’étaient autrefois mutuellement adressés, était vivant dans la mémoire des contemporains et dans le recueil des débats parlementaires de Hansard. Les orateurs ministériels n’ont eu qu’à puiser dans cet arsenal pour exhiber des diatribes prononcées par les adversaires d’hier contre ceux qui seraient demain leurs collègues ; mais, nous le répétons, ces luttes de personnalités n’offrent qu’un triste intérêt. Il y avait au fond du débat un sous-entendu qui en a décidé l’issue : lord Derby était usé par la situation étrangère ; cette situation entrait évidemment dans une phase nouvelle, et des ministres nouveaux pouvaient seuls l’aborder avec une liberté d’esprit et d’engagemens convenable. Tel a été l’avis de la chambre des communes.

L’Espagne est occupée aujourd’hui de deux choses d’une nature très diverse et d’une importance inégale : nous ne parlons pas de la clôture de la session des chambres, ni même de l’inauguration d’un nouveau chemin de fer de Madrid à Guadalajara. L’Espagne est occupée de deux autres choses, du jugement d’un ancien ministre accusé de malversation, et de ce qui excite l’attention universelle, des affaires d’Italie, de la guerre soutenue en ce moment par la France et le Piémont contre l’Autriche. Depuis longtemps, on le sait, les accusations d’immoralité, de vénalité, de concussion, couraient dans l’air au-delà des Pyrénées. Le soupçon était entré assez avant dans les esprits pour que le mot de moralité devînt en quelque sorte un programme de gouvernement et même un prétexte de révolution. Jusqu’ici, à vrai dire, ces accusations n’étaient qu’une arme de parti, une de ces assertions vagues que les passions exploitent merveilleusement ; elles ont fini cependant par prendre dans ces derniers temps une forme plus précise, et l’orage a éclaté tout à coup sur la tête d’un seul homme, M. Esteban Collantes, qui a été ministre des travaux publics dans le cabinet présidé par le comte de San-Luis avant la révolution de 1854. Il s’agit de quelque fourniture de pierres pour la construction du canal qui conduit les eaux à Madrid. L’initiative de l’accusation est partie du congrès, et M. Esteban Collantes a été traduit devant le sénat, transformé en cour de justice. C’est là que se déroule aujourd’hui ce pénible débat. Judiciairement l’affaire suit donc son cours régulier devant le haut tribunal institué pour ces sortes de questions. Qu’elle se termine d’ailleurs par une condamnation ou par un acquittement, elle n’a pas moins au point de vue politique un rapport très réel avec l’état des partis. Cette triste résurrection de vieux griefs, de vieilles accusations, n’aura d’autre effet assurément que d’envenimer la scission qui existe déjà entre l’ancien parti conservateur et le ministère actuel. Le cabinet n’a rien fait directement, il est vrai, pour soulever cette question ; mais il n’a rien fait aussi pour la tempérer, et si cette accusation garde un caractère tout personnel, si elle n’affecte en rien l’intégrité du parti modéré dans son ensemble, ce dernier parti n’a point laissé de s’émouvoir en présence de ce système de représailles rétrospectives dirigées contre les anciennes administrations conservatrices. De là des recrudescences d’antipathie que le dénoûment de l’affaire, quel qu’il soit, ne peut qu’aggraver. Le cabinet du général O’Donnell est resté sans doute maître du terrain dans la dernière session ; mais la lutte continue, et plus d’une fois l’expérience a prouvé que ce n’est pas seulement avec l’appui des chambres que les ministères vivent à Madrid.