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En disant ces mots, Mme de Moria se leva, elle aussi, et par un de ces mouvemens qui sont les révélations de toute une nature, elle prit une carabine pendue à la muraille derrière la tête de sa fille, et tendit cette arme à Fabio, Sans échanger une seule parole avec cette sœur de don Diègue, Cruentaz serra entre ses mains l’instrument de mort et descendit dans le parc.

La nuit était sombre, le vent d’automne arrachait aux arbres des feuilles humides qui venaient lui fouetter le front; cependant à l’extrémité d’une allée un rayon qui tomba tout à coup d’une lune à demi noyée dans un ciel houleux lui montra l’homme qu’il cherchait. Bustillos était à quelques pas de lui. Fabio le mit en joue lentement. La lueur nocturne éclairait particulièrement le visage de son ennemi, où se répandit une soudaine épouvante, car Bustillos de son côté venait d’apercevoir Cruentaz. Ce fut donc ce visage qu’ajusta Fabio.

Le coup partit, l’avocat étendit ses mains en avant, puis roula entre des branches cassées et des feuilles mortes. Il était tombé la face contre terre. Cruentaz s’approcha de lui et le retourna du bout de sa carabine. La balle l’avait frappé au front; il vit qu’il était mort. Alors, obéissant à une pensée tout espagnole et qui pour maints motifs n’étonnera peut-être pas ceux dont ce caractère est bien compris, il ramassa deux branches de bois sèches et les posa en croix sur le cadavre. Après avoir accompli cet acte sans qu’une expression de pitié ou de regret parût sur son visage, il retourna près des deux femmes qu’il venait de quitter. Il trouva Mme de Moria debout, pressant sur son cœur sa fille, qui semblait être sortie d’une cruelle extase, et qui versait des larmes abondantes. Tout en soutenant avec un de ses bras la taille de Thérèse, elle tendit la main à Fabio; puis, quand elle eut remercié par cette étreinte l’homme qui venait de la venger en faisant un acte de souveraine justice : — Mon fils, lui dit-elle, — Fabio tressaillit à ce nom que depuis la mort de sa mère personne ne lui avait donné, — mon fils, il faut que vous partiez à l’instant même. Vous ne pouvez rester une heure de plus dans ce pays où tant de haines vous entourent, et où peut-être quelque sentence passionnée punirait la plus juste, la plus religieuse des actions par un supplice ignominieux. Quant à moi, je reste ici. Je défendrai, s’il le faut, devant les hommes ce que nous avons fait, ce que nous avons fait, je puis le dire, sous l’inspiration de Dieu. Je ne veux pas cependant que vous vous éloigniez comme un maudit. Vous emmènerez celle qui à partir de cet instant doit être votre compagne, celle qui sait aujourd’hui qu’elle peut compter sur votre âme comme sur votre sang. Emmenez Thérèse. Je vous la confie, reprit-elle après s’être arrêtée un instant, en jetant sur Fabio