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frappée; qui sait quelles ardentes colères naîtront de ces dépouilles glacées? On sentait chez Mme de Moria un de ces sombres chagrins dont les résolutions vengeresses sortent tout à coup étincelantes et armées. Thérèse rappelait cette image éternelle de la fleur déracinée, seulement c’était une fleur encore secouée par les souffles de l’orage qui l’avaient arrachée au sol. Elle avait découvert, à la clarté subite d’une révélation affreuse, ce que sa mère et son fiancé auraient voulu cacher avec le plus de soin à son esprit virginal. Elle était blessée en maintes parties de son âme où elle n’avait même point encore vécu, et où l’introduisait la douleur; puis elle avait toujours eu pour celui qu’elle venait de perdre cette tendresse fraternelle, la plus souriante, la plus gracieuse, la moins accoutumée aux tristesses, la moins défiante du malheur parmi toutes celles que Dieu nous a données. La pauvre fille se livrait à des sanglots si violens, si brusques, si redoublés, qu’on ne comprenait pas comment sa frêle enveloppe n’était pas brisée.

Il y avait trois jours que cet événement était passé; les restes de Rodrigue reposaient dans une église où sont ensevelis les Moria. Une sorte de maladie nerveuse s’était déclarée chez Thérèse. Elle restait des heures entières immobile, silencieuse; puis une indicible anxiété se peignait sur son visage, ses yeux se remplissaient de larmes, et tout son corps se mettait à trembler. Sa mère semblait avoir oublié pour la soigner ses propres tortures. Ces deux femmes se tenaient entre dix et onze heures du soir dans une salle basse donnant sur le parc. C’était une pièce qu’aimait Rodrigue, et ses armes y étaient encore suspendues au mur. Thérèse avait montré toute la soirée un peu plus de calme ; c’était elle qui avait voulu venir dans cette chambre remplie des souvenirs de son frère; par un des mystères de la douleur, elle semblait y avoir goûté une sorte de paix. Elle était étendue sur un petit canapé; sa mère lui tenait la main, et Fabio était assis à côté d’elle. Tout à coup elle éprouva un tressaillement étrange, mais qui ne paraissait pas appartenir au genre de souffrance qu’elle ressentait depuis quelques jours. A l’immobilité de ses yeux, qui, au lieu de s’obscurcir de larmes, semblaient se fixer, ardens et secs, sur un objet visible pour elle seule, on eût pu croire qu’il se passait dans toute sa personne quelque phénomène magnétique. En ce moment, un bruit qui pouvait être recueilli seulement par des oreilles attentives se fit entendre à une extrémité du parc. Fabio et Mme de Moria échangèrent un regard. Pour le comprendre, ce regard, il faut dire ce qu’avait fait Fabio.

Après avoir fermé les yeux de Rodrigue, il était allé trouver Bustillos. — Vous vous trompez, lui avait-il dit, si vous vous croyez en