Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 20.djvu/890

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

hommes des peuples tourmentés et des époques orageuses, que la fougue de leur génie entraîne à une corruption pleine de verve et d’éclat. Il s’était passionné pour Mirabeau. Dans la province obscure où il passait une partie de sa vie, les occasions de brillans scandales n’étaient pas nombreuses. Il avait jeté les yeux sur Thérèse pour en faire le plus éclatant de ses succès. En cela, ses idées de séduction ambitieuse s’associaient à l’âpre ressentiment qu’il nourrissait contre Mme de Moria. Le hasard voulut que Rodrigue allât acheter de la poudre et du plomb dans une petite ville des environs, où il se rendait deux ou trois fois par an avec hésitation et répugnance. Il entra dans un café, et à peine était-il assis qu’il entendit dans une salle voisine le nom de sa sœur prononcé au milieu des éclats de rire. Il se lève, et tout tremblant d’une émotion dont il ne soupçonne même point la force, il écoute, appuyé à une muraille, les propos qu’on tient auprès de lui. Bustillos racontait à ses amis qu’il avait chaque nuit des rendez-vous avec l’héritière des Moria, dont il décrivait les charmes et rapportait les discours en langage de Leporello. Quand il a bien compris le sens des mots qui arrivent à ses oreilles, Rodrigue fait un bond, et se trouve auprès de l’orateur, qu’il soufflette sur les deux joues. Bustillos était l’ennemi du duel, il avait sur l’utilité de sa vie quelques axiomes qu’il émettait volontiers; mais le duel était indispensable cette fois, au sens des plus pacifiques. On emmena aux portes de la ville, avec une paire de pistolets, le gentilhomme et l’avocat; on les mit en face l’un de l’autre. Bustillos tira le premier, et toucha son adversaire en pleine poitrine. Rodrigue tira en tombant; ses yeux étaient voilés, sa main défaillante, et une illusion de son délire pouvait seule lui faire croire qu’il avait atteint son adversaire. Bustillos était rentré triomphant dans cette grande maison qui remplace le couvent des franciscains.

L’agonie de Rodrigue ne fut pas longue : il mourut l’éclair aux yeux, le sourire aux lèvres, répétant qu’il avait vengé sa sœur, et demandant à Fabio s’il était content de lui; mais quand ce brave enfant fut mort, Cruentaz se trouva en face de deux douleurs d’un caractère différent, également effrayantes toutes deux. Mme de Moria était calme; seulement elle avait ce calme horrible qui, après les élans, les cris, toutes les luttes de la souffrance, fait ressembler certaines âmes à ces cités prises d’assaut d’où l’ennemi s’est retiré. Dans ces rues tout à l’heure pleines de tumulte, il n’y a plus un mouvement, plus un bruit; le sang s’échappe silencieusement des chairs déchirées, et s’arrête dans de mornes flaques; toutefois cette paix sinistre n’est souvent qu’une paix apparente : ces cadavres tiennent par des liens invisibles à des corps où la vie n’est point