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lui traversa la poitrine. Ses serviteurs enlevèrent son corps, mais ne cherchèrent point à le venger.

« Peu de temps après cette aventure, je quittai la Turquie. La Porte ne se souciait point de me punir : mon châtiment eût fait du bruit, et les ambassades européennes s’en seraient mêlées; mais tout le monde comprenait, et je compris moi-même, que le pays des musulmans ne pouvait pas être pour moi celui de la fortune ni même de la sécurité. La guerre de Crimée m’avait mis en relation avec des Anglais et des Français de rang illustre, qui m’avaient offert de me faire rentrer en Espagne. Je suis revenu en Europe, et demain je serai dans ma patrie. »

C’était à Biarritz, sur la terrasse d’une maison d’où l’on découvre la mer, que Fabio parlait ainsi. Parmi les personnes qui l’écoutaient, on a deviné qu’il y avait des femmes. Les femmes seules peuvent communiquer certain mouvement à un récit.

— Et Larissa, lui cria-t-on, qu’en avez-vous fait? Pourquoi ne l’avez-vous pas emmenée?

— L’aimable et chère fille! dit-il; je ne regrette pas le sang versé pour elle. Un instant elle m’a fait connaître un bizarre sentiment, une sorte d’amour maternel. J’ai toujours entendu dire que cet amour-là était plein d’énergie; le coup qui a pourfendu ce pauvre Saïd a prouvé une fois de plus cette vérité.


V.

Fabio rentra en possession du château où il était né. Il crut qu’il pourrait vivre et vivre seul dans cette demeure, où il retrouvait tant de souvenirs. Il s’aperçut bientôt que son énergie, malgré ce qu’elle avait de rares et fécondes ressources, était au-dessous de ce qu’il avait entrepris. Chaque pierre, chaque brin d’herbe, dans ce lieu où il avait vécu à l’âge où la vie de l’homme étreint avec le plus de puissance tout ce qui l’entoure, lui envoyait des pensées qu’il ne pouvait pas supporter. Chaque fois qu’il traversait la cour, il sentait son regard attiré par le mur auquel on avait appuyé sa mère pour la fusiller, et la même émotion s’éveillait en lui alors qu’il apercevait ces fragmens de granit, noircis par les années, qui avaient reçu le dernier souffle de l’héroïque femme. Il rentrait sous son toit rempli d’une mélancolie âpre et farouche, sœur des terribles désespoirs de sa jeunesse; Dieu sait alors quels discours lui tenaient les lambris, les meubles, les tableaux, tout ce qui s’offrait à ses regards! Pour s’arracher à une exaltation pleine de périls qui chaque jour s’emparait de tout son être avec plus de force, il résolut