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Mais si c’étaient là les impressions de la journée, le soir amenait d’autres émotions ; alors Julia recevait chez elle celui qu’elle aimait, et le logis de Julia était tout l’opposé du logis de Fabio. Le pavillon qu’elle occupait au bout d’un grand jardin était une sorte de chalet entouré d’arbres, fait pour abriter non plus les fortes et placides amours de l’Orient, mais les frêles et romanesques amours de l’Europe. La chambre où elle passait avec lui les heures qui ramènent dans le ciel d’Afrique l’essaim des visions dorées était un lieu où l’on sentait une vie bien différente de la vie arabe. Un piano tout chargé de musique était placé entre deux fenêtres garnies de longs et mystérieux rideaux. Une pensée poétique, uniquement poétique, il faut l’avouer, avait poussé la profane fille à mettre au-dessus de cet instrument un merveilleux tableau de piété acheté par Féraudy avec une indifférence de brocanteur. Dans un cadre d’ébène admirablement sculpté se montrait une Vierge de Murillo emportée au ciel par des anges. Cette figure ardente, extatique, qui semblait soulevée par la toute-puissance des souffles invisibles plus encore que par l’aile des chérubins, était, à l’endroit où une main intelligente l’avait placée, d’un effet plein de force et de charme. Quand Julia, penchée sur ces profondes sources d’harmonie qui se nomment Beethoven ou Mozart, tirait de son piano quelques sons divins, la Vierge du grand peintre semblait la pensée visible des grands musiciens prenant la route du ciel. Dans la journée, Fabio était un sultan savourant chez lui un bonheur respecté de tous, avec l’orgueil et la sécurité de la force ; le soir, il redevenait un amant de son pays, se glissant furtivement dans une maison où ses joies pouvaient être frappées par quelque subite et terrible catastrophe. Sa maîtresse savait se prêter aux transformations que les circonstances et les lieux semblaient en quelque sorte exiger d’elle. La tranquille houri du matin était le soir une señora capricieuse et passionnée, jouant, comme avec un éventail, avec son amour, dont tantôt elle pliait, tantôt déployait les ailes.

Si j’insiste sur la manière dont se passait la vie de ces deux êtres, livrés, sous un ciel brûlant, dans une contrée lointaine, à la toute-puissance de leur passion, ce n’est point avec la chimérique intention d’esquisser des scènes de bonheur. Je ne crois pas que le bonheur puisse se rendre, et d’ailleurs je n’ai pas le goût de l’évoquer : c’est d’ordinaire le plus cruel des spectres. Seulement je veux bien faire comprendre, pour l’intelligence de ce que je vais dire, dans quel état devaient se trouver le corps et l’âme de Fabio. Il y avait trois mois qu’il aimait Julia, et qu’il la voyait chaque jour, quand il sentit la première morsure des souffrances qui allaient le déchirer. Un soir, au moment où il entrait dans la chambre que je viens de dé-