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« Et cependant je dois à une Française l’essor heureux et nouveau que va prendre ma vie. Un homme d’une humeur sceptique et chagrine m’affirmait, il n’y a pas bien longtemps encore, que la duchesse de S... avait uniquement pour moi un de ces engouemens familiers aux femmes de son pays pour quiconque apporte un souffle frais et vif dans l’atmosphère raréfiée où elles vivent. Je crois une nature sérieuse à l’affection qu’elle m’a montrée. Peu importe du reste de quelles sources ce sentiment tire son origine; il est certain qu’il a été gracieux, bienfaisant et intelligent. « Vous n’êtes pas ici à votre place, mon pauvre Fabio, m’a-t-elle dit. Vous êtes un lion autrement que dans l’acception du langage convenu; vous n’êtes point fait pour être une décoration de salon, un sujet d’entretiens frivoles, un jouet d’esprits légers et de cœurs égoïstes. Je sais un pays, une société qui vous conviennent : ce pays, c’est l’Afrique; cette société, c’est notre armée. En France, nous avons une société que vous ne connaissez pas, dont vous n’avez aperçu que quelques membres isolés, et qui dans le monde n’apparaissent pas sous leur véritable jour. Il y a chez nous une réunion d’hommes soumis à des lois particulières, animés d’un esprit étranger à l’esprit qui vous étonne et vous irrite. C’est parmi ces hommes qu’il faut aller. Vous ne serez point chez eux, comme chez nous, un objet de curiosité; mais ils vous rendront l’hommage qui vous touchera le plus, en vous acceptant simplement comme un des leurs. Les hommes tels que vous sont souvent froissés même par l’admiration, car l’admiration est un étonnement, et des êtres vraiment héroïques sont blessés d’éveiller une surprise par des actes ou des pensées qui ne leur semblent que la manifestation naturelle de leur vie. » J’ai trouvé qu’elle me jugeait d’une manière aimable et bonne à coup sûr, juste pourtant, ma conscience me le dit. J’ai suivi son conseil, je lui ai remis mes destinées, et dans quelques jours je serai parti. »


III.

Cet homme et cette contrée devaient se comprendre. L’Afrique exerça sur Fabio, dès les premiers jours, une prodigieuse attraction. Il lui sembla qu’il était ramené au berceau même de sa race. Quand il s’avança dans ces grandes plaines ardentes, colorées, où le soleil est souverain, et laisse tomber tous les soirs en se couchant les plis de son manteau de pourpre, il éprouva une émotion profonde. Pour la première fois depuis le jour où il avait perdu sa mère, il crut sentir s’alléger le poids d’ordinaire si vainement ébranlé par les éruptions de son cœur; puis il s’attacha rapidement aux officiers