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puissance dans son cœur. Il ne chassait pas loin de lui, comme un spectre importun, cette sœur humble et suppliante des grands courroux, la pitié; bien souvent au contraire on l’a vu obéir au premier signe de cette clémente apparition.

Mais pour bien comprendre ce que Dieu a fait de lui, racontons ce que les hommes lui ont fait. Il était auprès de sa mère, à la fin d’une journée d’été, quand un de ses serviteurs vint lui annoncer que son château allait être fouillé par une troupe ennemie. On s’était laissé surprendre ; toute fuite et toute défense étaient également impossibles. Un pan presque tout entier du salon où se tenait Fabio était occupé par une de ces vastes cheminées, sorte de lieux sacrés, sanctuaires domestiques, le cœur de la maison, alors qu’aux soirées d’hiver elles prêtaient à toute une famille leur abri empourpré. Au fond de cette cheminée était une grande plaque où se montrait, à travers une couche de suie, le blason des Cruentaz. Cette plaque, en se soulevant, découvrait un mystérieux réduit où plus d’une fois déjà des proscrits s’étaient cachés. Le regard de Mme de Cruentaz se porta rapidement sur cet asile; Fabio comprit la pensée de sa mère, mais il lui dit :

— Je ne puis pas me cacher; je sais de quel esprit sont animés les gens qui me cherchent; ils menaceraient de vous tuer pour vous forcer à leur découvrir ma retraite. Quand j’entendrais ces menaces, vous savez ce que j’éprouverais et ce que je ferais,

— Tu veux donc te livrer? lui dit sa mère.

— Que la volonté de Dieu soit faite ! répliqua Fabio; si votre chair m’a enfanté à la vie, votre âme héroïque m’a enfanté à la mort. Ils peuvent venir, je suis prêt.

— C’est bien, dit Mme de Cruentaz; attends-moi, je veux aller prier un instant devant le portrait de ton père, puis je te rejoins.

Au bout de quelques momens en effet, elle reparut; seulement elle était accompagnée d’un homme appelé Toreja : c’était un paysan d’une quarantaine d’années, d’une taille gigantesque, connu dans tout le pays pour sa force athlétique. Toreja, toute sa vie, avait été au service des Cruentaz. Il avait accompagné le père et les oncles de Fabio, Fabio lui-même, dans leurs courses les plus périlleuses. C’était une espèce de masse d’armes vivante au service de ces hommes d’autrefois.

— Voilà Toreja qui veut te faire ses adieux, dit Mme de Cruentaz à son fils. Fabio tendit la main à son serviteur. A l’instant même où il faisait ce mouvement, le géant se jeta sur lui; avec une promptitude, une sûreté, une prestesse décelant un homme habitué aux exercices hasardeux et aux expéditions nocturnes, il le garrotta, il lui mit un bâillon sur la bouche; lorsqu’il l’eut réduit à un état complet