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III.

Cependant un personnage dont l’origine et le véritable nom sont restés enveloppés du plus profond mystère était apparu dans la Selléide depuis quelque temps : nous voulons parler du moine Samuel. Sa robe de religieux lui avait ouvert les portes de Souli ; l’exaltation singulière et l’éloquence étrange de ses discours, l’intrépidité qu’il déploya en plusieurs rencontres, ses allures d’apôtre et de prophète, le secret même dont il entourait son passé, lui acquirent un ascendant souverain sur l’esprit des Souliotes. Photos Tsavellas, qui commençait à craindre que le découragement ne succédât un jour ou l’autre à l’invincible constance déployée jusqu’à ce moment par ses compagnons d’armes, crut voir dans cet homme extraordinaire l’instrument qu’il fallait pour imprimer à la lutte une impulsion nouvelle et pour rajeunir l’enthousiasme de la nation. Mettant donc le bien de son pays au-dessus de toute autre considération, il supplia ses concitoyens de le laisser rentrer provisoirement au sein de la vie privée ; il désigna en même temps à leur choix Samuel comme l’homme envoyé de Dieu pour lui succéder. Sous l’influence de ce moine illuminé, la guerre de Souli ne tarda pas à prendre un caractère nouveau. Commandés par un homme qui s’appelait lui-même le jugement dernier, la trompette destinée à faire tomber les murailles de Jéricho, qui justifiait par sa conduite austère et par sa remarquable valeur ces ambitieuses qualifications, qui, par sa parole enthousiaste et mystique, flattait singulièrement leur amour des choses merveilleuses, les Souliotes n’étaient plus seulement une tribu vaillante combattant pour son indépendance et pour la libre possession de son territoire : ils se regardaient encore comme une race de justes suscitée contre les infidèles. Samuel, faisant allusion aux fonctions sacerdotales et à l’autorité militaire qu’il exerçait en même temps, ainsi qu’à la foi ardente des guerriers de la Selléide, comparait sans cesse cette petite nation à la nation juive des saintes Écritures, dont les rois étaient aussi les pontifes. Aux accens prophétiques de son nouveau chef, le peuple de Souli n’était pas éloigné de se croire appelé à offrir une seconde fois au genre humain le spectacle des miraculeuses destinées de l’ancien peuple de Dieu[1].

Photos Tsavellas prenait part à toutes les expéditions en qualité de simple soldat. N’étant plus retenu par les soins du commandement, il s’abandonnait librement à sa fougueuse intrépidité. Le sabre de Photos acquit à cette époque, parmi les Souliotes, la célébrité dont l’épée de Roland jouissait au moyen âge. Les bardes de Souli

  1. On trouve un écho de cette croyance dans un recueil lyrique : Ὁ Ψαλμῳδὸς τοῦ Σουλίου (Ho Psalmôdos tou Souliou) (le Psalmiste de Souli), par E. Phouskos, Athènes 1850.