Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 20.djvu/840

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et lorsque le polémarque sortit pour la première fois de sa maison, ce fut dans la montagne une allégresse universelle. Les klephtes, selon leur coutume, témoignèrent leur joie en déchargeant en l’air leurs carabines pendant toute la journée et une bonne partie de la nuit. Cependant Photos ne répondit qu’avec une morne tristesse aux joyeuses démonstrations de ses compagnons d’armes. Son premier soin avait été de visiter l’entrée des défilés, et il avait reconnu avec douleur que, devant les formidables progrès du blocus, l’avenir de la Selléide était gravement compromis. En effet, outre les camps retranchés, qui n’offraient pas aux assiégeans une sécurité suffisante, Ali-Pacha avait fait construire aux diverses issues de la montagne douze grosses tours garnies de canons. Souli était enfin enfermé de toutes parts dans un infranchissable réseau de fossés et de murailles. Les sorties continuelles, les innombrables ruses, les injurieuses provocations des klephtes n’aboutissaient désormais à rien. Les Turcs n’acceptaient plus de combats, ne sortaient plus des enceintes fortifiées, et attendaient avec une impassibilité de sinistre augure le résultat de leur nouvelle tactique.

Bientôt les provisions de bouche devinrent d’une extrême rareté dans l’intérieur de la montagne. Dès lors l’intrépidité des Souliotes n’eut pas d’autre but que de se procurer des vivres. Ne pouvant se hasarder hors de leurs retraites pendant le jour, parce qu’ils auraient été foudroyés par les feux croisés de l’ennemi, ils profitaient des ténèbres pour descendre par bandes isolées et se mettre à la recherche de quelques bestiaux ou de quelques sacs de blé. Ils choisissaient de préférence, pour leur dangereuse maraude, les nuits obscures ou orageuses. Enveloppés de longues capes brunes faites de poil de chèvre, le capuchon rabattu sur leur calotte rouge, ils s’avançaient à pas lents, en silence, rampant dans les broussailles, entre lesquelles on ne pouvait les distinguer à cause de la couleur sombre de leur vêtement. Ils poussaient la prudence jusqu’à cesser de nettoyer leurs armes à l’extérieur, afin que le canon de leurs carabines et le fourreau de leurs sabres, ternis par une rouille épaisse, ne pussent réfléchir aucun rayon de lumière capable de les trahir. A l’aide de ces précautions, ils parvenaient le plus souvent à franchir la ligne du blocus. Ils se répandaient dans la plaine comme des loups affamés, pénétraient dans les villages, égorgeaient les habitans endormis, pillaient les greniers et rentraient chez eux avant le jour, chargés de provisions. Les Turcs, étonnés du succès de ces expéditions nocturnes, ébahis de l’intrépidité de ces hardis maraudeurs, leur donnèrent le sobriquet de démons de la nuit νυϰτερινὰ δαιμόνια (nukterina daimonia).

Après dix mois de blocus, les choses étaient dans le même état qu’au début, et les Souliotes n’avaient point paru faiblir un instant.