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par les klephtes en pareil cas. On le revêtit de son plus riche costume, et ses armes furent placées à portée de sa main. Ses braves compagnons s’approchèrent successivement, déposèrent un baiser sur ses lèvres décolorées, et, se penchant à son oreille, lui confièrent de secrets messages pour l’autre monde. Enfin Lampros fut conduit à sa dernière demeure, paré comme pour le combat, la face découverte, étendu sur un brancard chargé de fleurs, de feuilles et de branches vertes. Dès ce jour, Photos Tsavellas n’eut d’autre pensée que celle de venger son père et de satisfaire sa propre haine. Ali de son côté songeait à réparer sa dernière défaite et à exterminer la libre montagne dont les guerriers « planaient au-dessus de sa tête comme une perpétuelle menace[1]. » Plus patient toutefois que son irascible et bouillant adversaire, il voulait se réserver les avantages de l’offensive et frapper à l’improviste et à coup sûr. Malheureusement Photos partageait les orgueilleux préjugés des Souliotes, fiers à l’excès de l’antiquité de leur race et de leur liberté. Les chrétiens de la Selléide méprisaient les chrétiens de la plaine, en apparence résignés au joug. Ils eurent en outre le tort de s’aliéner par leur conduite hautaine les grands chefs de la Thesprotie et du Chamouri, avec lesquels ils auraient pu facilement contracter une alliance, car les seigneurs albanais avaient joui d’une indépendance à peu près complète jusqu’à l’avènement d’Ali-Pacha, qui le premier avait réussi à les subjuguer. Le dénoûment d’une lutte conduite avec plus d’héroïsme que de prudence n’était ainsi que trop facile à prévoir.


II.

L’occasion que cherchait Photos lui fut offerte le 2 juin 1800. Ce jour même, Ali-Pacha fit irruption dans la Parasouliotide avec quinze mille hommes qu’il avait rassemblés à Janina depuis plusieurs mois, et par petits détachemens, afin de n’inspirer aucune défiance à ses ennemis. Devant cette brusque invasion, les Souliotes furent obligés de se jeter si précipitamment dans la montagne, qu’ils n’emportèrent avec eux aucune des provisions sur lesquelles les tribus comptaient pour soutenir un siège. Les montagnards furent consternés de la présence inopinée du pacha; ils prévoyaient une mort certaine dans la lutte inégale qu’ils allaient soutenir. Réunis sur une large plate-forme devant l’église dédiée à saint George, ils jurèrent d’oublier leurs inimitiés particulières, se donnèrent le baiser de paix, et se préparèrent à vendre chèrement leur vie. Seul,

  1. Allocution d’Ali à ses troupes reproduite par Perrévos.