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forme, le programme du véritable et grand travail de la génération actuelle : étant admis que la civilisation est une évolution naturelle des sociétés, démontrer, dans les divers cas particuliers, comment s’est faite cette évolution.

J’ai certainement, en raisonnant ainsi du passé et en essayant d’y porter quelque système, soulevé bien des objections dans l’esprit des lecteurs. Moi-même, ce n’est qu’avec un labeur extrême que je suis parvenu à coordonner mes idées et à les présenter d’une manière qui s’enchaînât. Que sera-ce si j’entreprends de jeter un regard sur l’avenir? Pourtant il faut que j’en dise un mot, et ce ne sera qu’un mot vraiment. M. Dupont-White n’en a point parlé, et c’est à mes risques et périls que je l’entraîne sur ce terrain. Il y a pensé cependant, ainsi que cela devait être, et voici comme je me représente son idée : l’état est devenu assez puissant d’une part, de l’autre assez dégagé des impulsions sectaires, pour assurer à la pensée un libre développement que l’autorité théologique est toujours tentée d’arrêter; parallèlement, l’autorité théologique, bien que dépouillée de cette surintendance des âmes, garde une part considérable de l’administration intellectuelle et morale. Ainsi balancés, les deux pouvoirs exercent leur grande fonction, et la société moderne chemine dans le progrès qui lui est ouvert. Voilà l’aperçu. Et tout d’abord une grave objection se présente : les deux pouvoirs ne sont pas, il s’en faut, dans une condition égale. L’un, le pouvoir temporel, se trouve susceptible de développement, il va croissant, ses lumières s’étendent, il se charge de choses constamment plus importantes et plus élevées; en un mot, il suit le mouvement ascensionnel de la société. L’autre, le pouvoir spirituel, n’a pas la même extensibilité : lié à des doctrines immuables, il ne peut s’accommoder à la mutation nécessaire des choses sociales, et de ce côté il est dans une infériorité fâcheuse en regard du pouvoir temporel. Des scissions pleines de trouble ne seront-elles pas au bout d’un rapport si mal concerté? Mais pourquoi mettre au futur ce qui s’est déjà pleinement effectué? Cette condition où le pouvoir temporel croît sans que croisse le pouvoir spirituel n’est pas autre que la grande révolution européenne qui a commencé longtemps avant nous et au milieu de laquelle nous nous mouvons. Peu d’esprits, même parmi les plus distingués, s’élèvent au-dessus; l’imagination publique est toute dominée et régie par de longues et puissantes impressions; elle se complaît surtout à ce qui les lui reproduit le mieux, et le vif succès qu’ont obtenu des livres hardis et incisifs s’explique, je crois, par une correspondance spontanée entre le livre et le public, tous deux imprégnés de la pensée révolutionnaire. Pourtant il faut que les bons esprits s’élèvent au-dessus; ce qui ne peut se faire