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de plus. La féodalité! voilà le chef-d’œuvre de l’individualisme. Et cela, pour le dire en passant, ne laisse pas que d’être une réponse à l’objection qui tient tout socialisme pour rétrograde, pour renouvelé de Minos et de Lycurgue. En fait d’ancêtres, il en est peu qui ne vaillent le moyen âge. » Ailleurs il déclare la féodalité le pire des maux, et, expliquant sa pensée, il ajoute : « Il y eut une époque où l’état n’existait pas en France, c’était l’époque féodale; mais alors il n’y avait ni chose publique ni sens moral. Tout était privé et conventionnel : entre nobles, un contrat, une fédération hiérarchique; de nobles à vilains, le droit de propriété ; — en fait de sens moral, transaction sur crimes permise : elle ne fut défendue que par l’ordonnance de l’an 1350. »

Dire qu’alors il n’y avait pas d’état me paraît provenir d’une confusion. On applique au régime féodal l’idée de l’état tel qu’il est dans notre temps, et certainement, ainsi entendu, l’état n’existait pas alors. Rien n’était centralisé. Le roi de France ne gouvernait de son royaume que ce qu’il possédait comme domaine; le reste, il le tenait à titre de suzerain, non de souverain; sa souveraineté expirait aux limites de la Normandie, de l’Anjou, de la Champagne et des autres grands fiefs. Cependant, si l’état central n’existait pas, l’état particulier existait. C’est dans les fiefs qu’était passé le gouvernement. Ne dites donc pas : Il n’y avait pas d’état pendant le régime féodal; dites : Il y avait une multitude d’états qui se régissaient par des institutions très semblables les unes aux autres, et qui avaient pour seul lien commun un pouvoir suzerain placé au-dessus d’eux. Ainsi la Grèce était formée de petits états régis par des institutions similaires et associés par l’amphictyonie. Je ne veux point comparer le régime républicain de la Grèce au régime féodal, ni l’amphictyonie à la suzeraineté; je veux seulement faire comprendre comment il faut considérer les fiefs et où il faut chercher l’état.

Je ne prétends ni faire l’apologie systématique du régime féodal Bien dissimuler les tristes côtés; je rappellerai seulement quelques faits considérables qui fixeront les idées et le jugement. La fonction de l’état est, n’est-ce pas? de gouverner, c’est-à-dire de gérer les affaires communes, de permettre à l’agriculture, à l’industrie, au commerce de s’exercer, d’élever ou de laisser élever les monumens et les ouvrages d’utilité publique, de combattre au besoin contre l’ennemi extérieur et de diriger de grandes expéditions, d’assurer l’éducation par lui-même ou par l’intermédiaire des corporations qui en sont chargées... Eh bien! tout cela n’a-t-il pas été fait sous le régime féodal? L’agriculture, le commerce et l’industrie ont fleuri dans la mesure que comportait l’état du monde. Les églises, les châteaux, les abbayes ont couvert le sol; les vieilles