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tification, car, comme dit Schiller, l’histoire du monde est le jugement du monde. Je ne craindrai pas de comparer la formation de la féodalité à la formation des langues novo-latines. Comme ces langues, elle émana du fonds latin, qui lui donna une forte tradition; comme ces langues, elle eut sa part de nouveauté, de rajeunissement et de vie, que personne certes ne lui refusera, si on la compare à la décrépitude de l’empire romain.

Cependant beaucoup sont disposés à penser que le moyen âge est une époque tout au moins inutile, et que seules des contingences fortuites ont empêché ce qu’on appelle la renaissance de se souder directement à l’antiquité classique sans l’intermédiaire d’un âge de barbarie. Dans cette manière de voir, aucune interruption n’aurait coupé la tradition entre l’âge ancien et l’âge moderne; les grands modèles latins, qui à la vérité ne cessèrent jamais d’être lus, auraient exercé leur influence sur les lettres; les grands modèles grecs, qui furent complètement oubliés, auraient vivifié l’esprit occidental. Et, comme le christianisme était établi dès la fin de l’empire, la pensée, qui est le tout de la civilisation, aurait cheminé directement sans ce long et fastidieux détour qu’on nomme le moyen âge. Je n’ai point atténué les dires de ceux qui, épris tout à la fois et à juste titre de la culture classique et de la culture moderne, n’ont que mépris pour un temps héritier de l’un, préparateur de l’autre, et pourtant étranger aux deux. À mon tour, je ne veux pas, défenseur d’un optimisme qui n’est point dans les théories positives soit du monde inorganique, soit des êtres vivans, soit de l’histoire, je ne veux pas, dis-je, soutenir que l’avènement du moyen âge se soit effectué de la façon la plus favorable à l’évolution normale. Il faudrait pour cela admettre une nature autrement constituée qu’elle ne l’est effectivement. La perturbation, quelquefois très grande, est une complication, on peut dire inévitable, de tout développement historique, et ici l’invasion des Barbares compliqua grandement la crise sociale, en aggrava les maux et en retarda les bienfaits. En effet, la crise sociale était déclarée avant cette invasion : déjà elle s’était accomplie dans l’ordre spirituel par le christianisme; elle se montrait dans tout le reste par la dissolution politique, par la mort graduelle de la pensée antique, par l’affaiblissement de toute littérature, par la corruption de la langue, par le tarissement de la science, par la langueur des beaux-arts. Je n’ajouterai qu’un mot pour caractériser ce qui se passa durant le moyen âge : au moment où il commença, l’esclavage était régnant; au moment où il finit, l’esclavage n’existait plus, et le servage lui-même touchait à sa fin. Maintenant qu’on fasse le juste rapport des connexions sociales, et qu’on se représente dans son ensemble l’élaboration qui avait produit un pareil résultat.