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Victorine et son père étaient restés sur la plage, au bas des rochers ; ils y furent rejoints par les habitans du village qui contemplaient, eux aussi, la lutte de ces deux petits navires aux prises avec les fureurs de l’Océan. À mesure que la bisquine s’avançait vers le large, des lames plus violentes venaient l’assaillir ; plongeant sous les flots, puis reparaissant sur le sommet d’une vague, tantôt jetée sur le flanc, tantôt perdue sous un nuage d’écume, elle semblait animée du courage de ceux qui la montaient. La goélette la Malouine au contraire, à demi démâtée, privée d’une partie de son équipage, roulait comme une masse inerte qui est devenue le jouet de l’Océan.

— Voyez donc, disait un pêcheur assis sur la pointe d’un rocher, comme elle avance lentement, cette pauvre Malouine !… Elle est à moitié coulée…

— Par bonheur, elle est chargée d’eau-de-vie, répondit un matelot retraité ; sans cela, elle serait au fond de l’eau depuis longtemps !…

Victorine, en proie à une agitation fiévreuse, tantôt priait en joignant les mains, tantôt cachait son visage baigné de larmes. Chaque parole prononcée autour d’elle faisait battre son cœur d’espérance ou de crainte.

— C’est égal, dit à son tour une vieille qui attendait le retrait de la mer pour aller à la pêche aux crabes, Jean-Marie est un homme d’un grand cœur !…

— Et son mousse donc ? reprit une mère de famille ; un pauvre petit gars orphelin qui n’a jamais connu que la misère…

— Mon Dieu ! dit Victorine en se penchant vers son père, pourvu que la bisquine arrive à temps !… Il me semble que la Malouine s’enfonce sous l’eau de plus en plus !…

— Avant cinq minutes, les deux navires seront bord à bord, répondit le préposé ; patience, patience !…

Et la bisquine se rapprochait en effet de la goélette démâtée : ceux qui la regardaient du rivage firent silence à ce moment solennel ; mais la distance ne leur permettait pas de se rendre un compte exact de ce qui se passait au milieu de la rade. À force d’habileté et de courage, Jean-Marie avait pu se tenir dans la direction de la Malouine et l’atteindre au passage. Lorsque la goélette, à moitié submergée et qui n’obéissait presque plus à l’action de son gouvernail, fut tout près de lui, il lança vers elle un cordage amarré à l’arrière de la bisquine. Deux fois les naufragés laissèrent échapper ce câble qui devait les sauver. Ils étaient tous à bout de force ; mouillés par les vagues qui ruisselaient sur leurs vêtemens en lambeaux, privés de nourriture depuis la veille, ils se soutenaient à peine. Luc Hédé,