Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 20.djvu/791

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ciles, la jeune fille s’accrochait à la main de son compagnon comme à une branche de chêne, et tournant la tête avec effroi : Mon Dieu, disait-elle, quel précipice effrayant ! Prenez garde de glisser quand vous retournerez à bord !

— Bah! qu’importe! répliqua Jean-Marie; périr là ou ailleurs, aujourd’hui ou demain!...

— Toujours des paroles désolées! reprit la jeune fille; j’ai eu beau faire de mon mieux pour vous égayer, Jean-Marie, vous avez toujours votre air sombre... Cela vous fera tort, quand vous voudrez vous marier!... Il faut savoir rire quelquefois, il faut avoir de l’entrain, de la gaieté... Là, nous voilà rendus... Vous êtes certain que c’est toujours le brick anglais qui se montre là-bas, n’est-ce pas?... Bonsoir, Jean-Marie, grand merci de votre complaisance, et n’oubliez pas que je vous invite à...

Jean-Marie se retira sans vouloir entendre les derniers mots de sa phrase. Tandis que Victorine frappait à la porte de son père le préposé aux douanes, le marin regagnait sa bisquine en descendant à tâtons le long des rochers. A mesure qu’il s’enfonçait dans la profondeur des ténèbres, la mauvaise humeur et les idées noires lui montaient au cerveau. Le mousse, qui possédait une pipe depuis qu’il touchait des appointemens, l’attendait en fumant sur le bord du canot.

— Pousse, dit Jean-Marie.

L’enfant poussa le canot et manœuvra l’aviron de ses deux mains. — Capitaine, dit-il après un peu d’hésitation, pourquoi donc que vous avez donné un faux coup de barre tantôt?

— Vas-tu m’apprendre à gouverner, méchant mousse! répliqua Jean-Marie d’un ton bourru; qu’est-ce que cela te fait?

— C’est que la poulie de l’écoute du taille-vent m’a frappé au front, et j’en ai une bosse grosse comme le poing!

— Bah! frotte-toi avec de l’eau salée... Tu en verras bien d’autres quand tu navigueras au long cours !

Le mousse n’était guère habitué à ce dur langage; il se tut, et de grosses larmes coulèrent sur ses joues. Un quart d’heure après, Jean-Marie l’appela. — Viens, mon petit gars, mets cette compresse sur ton front. Je suis bien fâché de t’avoir fait du mal, quoique je n’en aie pas eu l’intention... Je souffre encore plus que toi, va!


IV.

Jean-Marie Domeneuc souffrait beaucoup en effet. Il ignorait qu’il y a dans tous les rangs de la société des gens dont on apprécie les