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— Non, c’est un brick, un brick anglais chargé de charbon ; il a les voiles toutes noires...

— Vous êtes sûr que ce n’est pas la Malouine? On l’attend tous les jours, et elle revient de la Méditerranée. Vous connaissez la Malouine, n’est-ce pas? Mon cousin Luc Hédé est second à bord. Dès qu’il sera de retour, nous nous marierons, et j’espère bien que vous viendrez à la noce, Jean-Marie?...

— Vous allez vous marier? demanda celui-ci d’une voix mal assurée.

— Il y a longtemps qu’il en est question, et je croyais que vous le saviez...

— C’est donc pour cela que vous avez l’air si gai aujourd’hui?

— Peut-être bien, répondit Victorine en souriant, et puis l’humeur change comme le temps : on passe quelquefois de la tristesse à la joie sans savoir pourquoi... Il y a des momens où je suis inquiète de la Malouine, je me figure qu’il lui est arrivé malheur, et je me mets à pleurer. Après avoir versé quelques larmes, je reprends courage, et me voilà redevenue gaie comme l’oiseau qui chante le printemps... C’est égal, je ne serai tout à fait tranquille que quand la Malouine sera dans le port...

Ainsi babillait la grande Victorine, bercée par la vague. Comme l’alouette qui monte à travers l’espace au-devant du soleil, elle s’élançait par la pensée au-devant de ses espérances d’un bonheur prochain, sans voir, sans comprendre la souffrance de celui qu’elle étourdissait de ses vives et rapides paroles. Le pauvre Jean-Marie ne lui répondait plus que par des monosyllabes. Dans son honnêteté naïve, il ne pouvait s’expliquer comment la belle et sage Victorine s’était éprise du cousin Luc, qui n’était ni beau ni sage, et dont les allures hardies n’annonçaient pas un cœur très affectueux. Tandis qu’il avait perdu ses plus belles années à admirer cette jeune fille de loin et dans une muette extase, sans lui parler de ce qu’il ressentait pour elle et comme comprimé sous le joug de sa pauvreté, celle-ci l’avait oublié et laissé à l’écart. Au moment où il allait sortir de la misère, il retrouvait la compagne de son enfance moins fière que par le passé et confiante jusqu’à la bienveillance, mais ce n’était que pour apprendre de sa bouche la désolante nouvelle de son mariage. Pour la seconde fois, il achevait dans la tristesse une traversée commencée sous de meilleurs auspices.

Le soleil se couchait quand la bisquine laissa tomber son ancre; les eaux de la mer se teignaient encore des dernières lueurs du jour, mais les rochers de la côte se revêtaient d’une teinte sombre. Victorine pria Jean-Marie de la reconduire jusqu’au village, et ils se mirent à gravir ensemble les hautes falaises. Dans les passages diffi-