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sloop une eau noire et fétide qui faillit donner la nausée à la jeune fille.

— En vérité, s’écria-t-elle avec un geste de dégoût, vous auriez dû me faire grâce de cela, Jean-Marie ! On ne m’y reprendra plus dans ce petit sloop qui fait de l’eau comme un panier!

Jean-Marie soupira. — Si j’avais le moyen, répliqua-t-il à demi-voix, j’en ferais construire un plus beau... On fait ce qu’on peut pour gagner sa pauvre vie.

Comme il parlait ainsi, un grand navire qui sortait du port en louvoyant vint virer près de lui. Les matelots ne s’étaient pas embarqués à jeun, et ils lancèrent au petit sloop leurs quolibets. — Oh! du baquet, oh!... Ah! du marchand de bois!... Eh! Jean-Marie, où as-tu volé cette belle demoiselle que tu caches là derrière tes fagots? — Le grand navire reprit son aire de vent et continua majestueusement sa bordée, tandis que Jean-Marie, rouge de colère, serrait d’une main tremblante la barre du gouvernail. La jeune fille, blessée des propos railleurs qui venaient de l’atteindre au passage, se détournait d’un air boudeur et regardait le rivage avec impatience. Le soir approchait; les rayons du soleil, incliné à l’horizon, flamboyaient dans les vitres des hautes maisons de Saint-Malo, qui semblent faire effort pour regarder par-dessus les remparts.

À cette heure du jour, il y a, dans la belle saison surtout, un assez grand nombre de promeneurs sur la jetée de Saint-Malo : vieux marins retirés du service, qui se racontent mutuellement leurs aventures en face de la mer, qui en a été le théâtre; armateurs et courtiers cherchant à reconnaître, à l’aide de la longue-vue, les navires dont ils attendent le retour; gens de l’intérieur venus en famille au bord de l’Océan pour s’y baigner, et qui contemplent avec ébahissement ce magnifique spectacle de la mer immense. Nulle part d’ailleurs on ne peut jouir d’un plus vaste horizon maritime qu’à l’extrémité du môle de Saint-Malo; nulle part la marée, dans ses mouvemens réguliers, ne découvre plus de grèves, de bancs, de rochers aigus et d’îlots entourés d’écueils; nulle part non plus elle ne recouvre d’une plus grande masse d’eau, en aussi peu de temps, ces fonds mystérieux que la terre et la mer se disputent alternativement. Ce soir-là, indépendamment des promeneurs oisifs, il se trouvait sur le bout de la jetée des pêcheurs à la ligne, assis les jambes pendantes en dehors du parapet. Le temps était chaud; les petits bars et les rougets mordaient à l’envi, sans parler des crabes sournois qui enlevaient assez adroitement l’appât accroché aux hameçons. Lorsque le petit sloop de Jean-Marie vint à raser l’extrémité de la jetée, il y eut donc bien des regards qui s’abaissèrent