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tous les momens de transition, et quelle époque fut plus que la nôtre une époque de transition? — Littérairement aussi, les vieilles combinaisons sont à bout, l’idéal de toute une période intellectuelle s’est éclipsé; les groupes accoutumés à marcher du même pas et à se serrer dans la mêlée se décomposent visiblement, et les genres littéraires eux-mêmes semblent par moment épuisés. Que reste-t-il? Un grand nombre de talens dispersés et faisant pour ainsi dire la guerre de partisans, des efforts individuels multipliés et confus. Sous cette apparence d’activité incohérente se cache sans doute une fermentation secrète d’où nous verrons éclore des germes nouveaux, et en attendant il nous faut bien de temps à autre ensevelir nos morts, ces morts qui ont été la force ou la grâce d’une génération, qui s’en vont sans transmettre le secret de leur génie, et dont la disparition est une marque de plus de la fuite des choses.

L’autre jour à l’Académie, tandis qu’une foule empressée remplissait peu à peu l’enceinte, au-dessus des chuchotemens de cette assemblée choisie semblait voltiger une ombre errante et perdue, un revenant de la jeunesse de ce siècle. C’était une image élégante et fière, ironique et attendrie. Elle passait, cette image, et repassait sans cesse comme pour écouter ce qui allait se dire. On ne la voyait pas, et elle était partout, présente à toutes les mémoires. C’était Alfred de Musset lui-même, le poète charmant, l’auteur de Rolla et de la Coupe et les Lèvres, qui allait recevoir son dernier éloge académique, pour n’être plus ensuite que le poète de tout le monde avec ses quelques vers où vibrent les plus intimes sentimens de l’âme humaine. Alfred de Musset était mort assez obscurément, il y a deux ans, comme un homme qui a mené rapidement la vie, et qui n’a plus rien à faire en ce monde. Il avait disparu, si l’on s’en souvient, sans éclat et sans pompe. L’Académie française, dont il fut l’un des membres, lui devait ces funérailles, qu’elle décerne périodiquement à ceux qu’elle perd, et où les regrets accordés au mort sont d’habitude notablement tempérés par les complimens flatteurs que les survivans échangent entre eux. C’est un usage depuis longtemps consacré à l’Institut que cet échange de flatteuses paroles entre personnes présentes, et qui ne sourcillent plus, tant elles sont accoutumées à tous les procédés de l’admiration réciproque.

Alfred de Musset a donc été, lui le moins académique des hommes, le héros de la dernière séance, et le soin de commenter son génie, ses œuvres et sa vie appartenait à M. de Laprade, qui succédait au charmant poète, aussi bien qu’à M. Vitet, qui recevait l’auteur de Psyché. L’un et l’autre, M. Vitet et M. de Laprade, ont parlé d’Alfred de Musset comme ils le devaient, comme on en pouvait parler à l’Académie ; ils ont mis tout leur zèle à faire revivre cette figure, à qui il suffit de reparaître dans sa franche et étincelante originalité pour séduire tous ceux qui aiment la poésie. M. de Laprade s’est exprimé en poète qui a un sentiment élevé de l’art littéraire, M. Vitet a parlé en critique habile et ingénieusement éloquent. Les discours des deux académiciens contiennent certes plus d’une partie supérieure, surtout dans les aperçus généraux, et si l’auteur de Rolla tel qu’ils nous l’ont montré n’était pas toujours le vrai de Musset que chacun entrevoyait dans sa pensée, c’est qu’il est sans doute des traits, des nuances, des éclairs de vérité, ou un degré