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que nous subissons, les déboires que nous rencontrons. Sans doute le poète ferait mieux de ne représenter que notre vie morale, nos sentimens, nos pensées. Cependant, s’il est assez malhabile pour ne pas savoir saisir toutes ces parties impalpables de nous-mêmes, il semble qu’il nous offrira une sorte de compensation, s’il transporte sur la scène les incidens de notre vie journalière et matérielle, notre industrie et notre métier. Ainsi a sans doute pensé M. Augier lorsqu’il a placé son quatrième acte dans un laboratoire de chimie. Toutefois un scrupule me saisit; il a ouvert une certaine voie, et Dieu sait maintenant où les imitateurs s’arrêteront. Verrons-nous fonctionner sur la scène des machines à vapeur pour plaire aux mécaniciens, et assisterons-nous à une séance de dissection pour plaire aux jeunes médecins? On pourrait aller loin en suivant cette route. Quoi qu’il en soit, la scène à laquelle nous faisons allusion est belle, bien que brutale, et elle nous a réellement ému, bien qu’elle s’adressât à la partie physique de notre être. Pierre Chambeau s’est retiré dans un grenier où il a repris ses études de chimie en compagnie d’un jeune ami, publiciste scientifique de grand avenir. Pierre a trouvé un secret plus sérieux que la pierre philosophale, la liquéfaction du gaz carbonique. Pour arriver au résultat qu’il désire, il faut passer par plus d’une épreuve périlleuse. Déjà la machine qu’ils ont employée a fait explosion, ce qui leur a valu un congé du propriétaire, ami de la science silencieuse. On renouvelle l’expérience au moyen d’un appareil perfectionné qui fonctionne sous les yeux du spectateur. Pendant que Pierre Chambeau travaille à la périlleuse expérience, son ami, Michel Ducaisne, imperturbable comme un soldat placé à un poste d’honneur, la montre en main, compte les minutes. En même temps Clémentine, avertie du danger que court son mari, est cachée, à l’insu des deux amis, derrière un paravent, ayant fait d’avance le sacrifice de sa vie. Rien n’est plus émouvant que cette pantomime, je l’accorde; mais ce n’est malgré tout qu’une pantomime, que M. Augier y songe. L’action dépasse ici le discours, et les gestes tiennent la place des paroles.

Clémentine est vaincue maintenant, car elle a trouvé dans Pierre Chambeau non un mari, mais un maître, non un objet d’affection, mais un objet d’admiration : elle renonce bravement à sa vie luxueuse, et vient habiter sous l’humble toit de son mari. Le cinquième acte contient une morale excellente, et pourtant je ne l’aime pas. Le ménage des deux époux me rappelle, je ne sais pourquoi, les ménages d’étudiant rangé et de grisette honnête. Lorsque le rideau se lève, Clémentine chante une chanson de grisette en belle humeur, et bientôt on voit apparaître son mari armé du studieux portefeuille d’étudiant et du démocratique parapluie. Cependant, puisque les époux sont heureux, je n’ai aucune objection à faire. J’ai regret seulement de voir que Pierre Chambeau soit assez imprudent pour lâcher des paroles qui peuvent éveiller chez sa femme le regret de la vie passée. Qu’a-t-il besoin, le jour de la fête de Clémentine, de faire allusion à la modicité du cadeau qu’il lui présente et de s’excuser de n’avoir eu que cent cinquante francs à mettre à l’achat d’un coffret? S’il tient à conserver sa femme, il doit travailler à éteindre ses souvenirs, afin qu’elle soit tout entière et sans regrets à sa nouvelle existence. Tout se termine comme dans les contes de fée. Mme Ber-