Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 20.djvu/754

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ou entendu sans en rien retrancher, sans y rien ajouter. Il n’a pas essayé de combler les lacunes que lui présentait la réalité. Aussi n’y a-t-il dans cette pièce que des détails de caractères. Si M. Augier avait pris le temps nécessaire pour coordonner les élémens qu’il avait sous la main, Séraphine Pommeau serait un caractère bien nettement accusé, au lieu d’être ce qu’elle est, un personnage d’apparence insignifiante, qu’on surprend seulement à la dérobée, et la belle scène du quatrième acte, où son exécrable nature se révèle brusquement, serait d’un effet bien plus dramatique encore qu’elle ne l’est. J’en dirai autant d’un Beau Mariage. La donnée de cette pièce est vraie, morale, féconde en situations dramatiques ; mais M. Augier n’a pas donné à son esprit le temps de la digérer. L’originalité de la pièce a souffert de cet empressement. Quoique ce soit pour la première fois qu’on ait mis au théâtre cette situation, le spectateur reste longtemps froid et distrait. La nouveauté de cette donnée ne frappe pas : il semble qu’on l’ait déjà rencontrée ailleurs. On fouille ses souvenirs pour tâcher de se rappeler dans quel livre on a rencontré ces incidens et ces personnages ; on se sent embarrassé comme devant d’anciennes connaissances depuis longtemps oubliées, et dont on ne se rappelle plus le nom. Une certaine inquiétude vous saisit dès la fin du premier acte, et vous accompagne jusqu’au milieu du quatrième. Il ne tenait qu’à l’auteur de nous éviter ces tourmens ; pour cela, il lui suffisait de quelques mois de réflexions qui lui auraient permis de transformer sa donnée de manière à laisser dormir au fond de notre mémoire les souvenirs de nos lectures plus ou moins frivoles des dernières années.

Sans doute, comme disait Alceste, le temps ne fait rien à l’affaire, et la critique ne peut avoir la prétention de mesurer les heures aux poètes. Oui, le temps ne fait rien à l’affaire, si l’œuvre produite est un chef-d’œuvre : nous n’avons plus alors qu’à nous incliner et à admirer, sans nous inquiéter de connaître la quantité d’heures et de jours que le poète a employés à enfanter cette œuvre qui excite notre enthousiasme ; mais si au contraire l’œuvre est médiocre, mauvaise, incomplète ou mal venue, la critique a parfaitement le droit de reprocher à l’auteur sa précipitation. Qui sait si avec un peu plus de patience et de réflexion cette œuvre n’aurait pas été supérieure à ce qu’elle est ? Lorsqu’on prétend se passer du secours du temps, il n’est pas permis de faire autre chose qu’un chef-d’œuvre. Et puis, s’il faut tout dire, cette question du temps n’est pas seulement pour l’artiste une affaire de conscience, c’est aussi une affaire d’habileté. Il ne faut pas abuser de la faveur publique, ni fatiguer trop souvent de son nom les oreilles de la renommée. Quiconque aime la gloire désirera l’épouser en légitime mariage : il aura donc pour elle ces ménagemens et cette réserve qu’inspirent toujours les choses et les personnes que nous estimons. Les brusqueries et les violences ne réussissent pas avec elle, et quelquefois même elles la font repentir d’avoir montré trop de complaisance pour celui qui s’en rend coupable. M. Augier est un esprit droit, habile, pratique ; il comprendra la vérité de ces observations.

Seconde querelle. Je regrette que M. Augier n’ait pas pris en sérieuse considération les remarques aussi fines que sensées de l’honorable M. Lebrun sur les dangers et les inconvéniens de la collaboration. Je suis aussi embar-