Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 20.djvu/753

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à lui faire quelques querelles. J’avais cru jusqu’à ce jour qu’Académie oblige comme noblesse, et que le temps de la production précipitée était passé pour un écrivain, dès qu’il avait franchi le seuil de l’Académie. La production précipitée! cela est bon pour un jeune homme qui a besoin d’arriver à conquérir l’attention d’un public distrait et prompt à oublier. M. Augier n’est pas précisément un jeune homme, et il n’en est plus à se faire connaître. Son nom a conquis toute la renommée qu’il pouvait légitimement espérer; son talent n’est plus contesté par la critique. L’Académie française, dont le rôle est de sanctionner la faveur publique, lorsqu’elle pense que cette faveur est méritée et n’a pas été conquise par des moyens illégitimes, lui a ouvert ses portes avec empressement, sans le faire attendre comme tant d’autres. Tout lui a souri, succès, fortune, faveur publique. En vérité, il ne lui reste rien à désirer, et il devrait se tenir pour satisfait. S’il a encore une ambition, il semble que ce devrait être celle de mieux faire que par le passé. Il devrait se montrer reconnaissant envers ces dons naturels qui lui ont rapporté de si beaux bénéfices. J’ai regret de dire que M. Augier suit exactement la voie contraire à celle que nous voudrions lui voir suivre. Loin de la modérer et de la ralentir, le titre d’académicien semble au contraire enflammer davantage son ardeur. Il produit avec l’empressement d’un jeune homme qui a besoin de faire ses preuves. Dans l’année qui vient de s’écouler, il a fait représenter trois pièces nouvelles sur trois théâtres différens. Trois pièces nouvelles, c’est au moins une de trop. Certes je ne veux pas contester le mérite qui distingue les deux dernières pièces qu’il a données au théâtre. Il y a dans les Lionnes pauvres une remarquable veine d’ironie cruelle et froide, et quelques coups de fouet sanglans donnés d’une main ferme, qui vont droit à leur adresse. Grâce à cet esprit judicieux qui le recommande particulièrement, il ressort d’un Beau Mariage plus d’une leçon morale qu’il était bon de faire entendre au public. Cependant je ne puis m’empêcher de croire que si M. Augier eût modéré son empressement à produire ces deux pièces sur la scène, il n’eût rien perdu pour attendre.

Il avait trouvé dans les Lionnes pauvres un admirable sujet de tragi-comédie. Ce n’était pas une aventure individuelle, un récit de la Gazette des Tribunaux, une anecdote dialoguée, qu’il pouvait mettre sur la scène; c’était toute une partie de la société moderne, tout un côté de la nature humaine à notre époque, tout un ordre de vices essentiellement contemporains. C’était un sujet malpropre, il est vrai, mais réellement neuf, que celui du crime qu’il a voulu représenter : l’adultère salarié, commis froidement, au sein de l’aisance, sans avoir aucune des excuses de l’entraînement, de l’imprudence, de la passion, du besoin, ni même de la simple fantaisie, et dans l’unique pensée de satisfaire des caprices de vanité. Si M. Augier eût médité plus longtemps son sujet, il nous aurait donné une comédie de mœurs véritable, au lieu de nous donner une anecdote dialoguée. La pièce des Lionnes pauvres en effet n’est pas autre chose. C’est une aventure prise dans le monde parisien, et très habilement racontée par un bel esprit railleur. C’est un récit fidèle et exact, un calque adroit de la réalité. M. Augier, dans cette pièce, a été narrateur plutôt que dramaturge. Il a raconté ce qu’il avait vu