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— Point de reproches, Fabio, me dit-il; n’accuse que toi-même; si tu viens ici porté par la colère et rêvant des vengeances, je suis prêt, il y a des épées chez toi, et le bord de la mer n’est pas loin!

Pendant qu’il me parlait, je regardais le cœur d’Annunziata; c’était la dernière fois que je devais le voir. Les morts, ces trois hommes que ma folie avait si souvent réveillés, s’étaient dressés debout dans une attitude des plus menaçantes, et ils entouraient l’image de Lélio comme pour la protéger contre moi. L’homme sanglant, les bras croisés sur la poitrine, l’œil armé d’une fixité hautaine et provoquante, semblait me dire : De quel droit oses-tu te plaindre aujourd’hui, toi qui nous as tant fait souffrir?... À cette vue, toute ma fureur tomba; je compris que j’étais irrémissiblement vaincu, que Lélio avait pour alliés tous les souvenirs dont j’avais flagellé Annunziata jusqu’au martyre; je compris que seul j’avais été l’instrument de ma perte, et que ce pauvre cœur ulcéré avait été forcé de chercher loin de moi un repos que je lui refusais. Trop tard je reconnaissais ma faute; Dieu m’avait donné un grand bonheur, je l’avais traîné dans les larmes stériles, et je l’avais détruit. Je fus sur le point de tomber aux pieds d’Annunziata et de lui demander pardon; un anéantissement douloureux m’affaiblissait, et me tournant vers Lélio :

— Et quand je te tuerais, frère de ma jeunesse, lui dis-je, quand j’aurais trempé mes mains dans ton sang, cela me rendrait-il son cœur? cela lui redonnerait-il un amour sans lequel je ne puis vivre? cela effacerait-il de ma mémoire cette nuit terrible où mon bonheur s’est écroulé? Les morts se vengent, ô Annunziata! Qu’ils dorment en paix maintenant; j’ai mérité mon sort!

Et, poussé par une force maîtresse de ma volonté, je pris Annunziata dans mes bras, je lui donnai un long baiser sur ces lèvres dont le souvenir me désespère encore, et je me sauvai sans retourner la tête. Au détour d’une allée, je les aperçus; Lélio pleurait, appuyé contre un arbre, et Annunziata lui parlait comme pour le consoler.

Un steamer, qui venait de Patras et se rendait à Trieste, était en relâche dans le port de Brindisi. J’y montai le soir même, et huit jours après j’étais à Vienne avec Giovanni. C’est alors que commença ma vie de voyage, vie pénible et lourde, car partout et toujours j’ai porté avec moi le fardeau de mes regrets, que rien n’a pu calmer. Je n’ai même pas la consolation ordinaire des désespérés qui accusent les autres de leurs malheurs et se posent en victimes du sort; non, car lorsque je suis de sang-froid, lorsque je me raconte impartialement mon histoire, je ne puis que frapper ma poitrine et dire en courbant la tête : C’est ma faute! oui, c’est ma faute, et Annunziata n’a fait qu’user de son droit en tuant dans