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Je le remerciai en riant, et je me promis bien de ne point abuser de l’invitation. Ravivée par la présence de Lélio, Annunziata avait repris sa gaieté; ils riaient tous les deux à cœur-joie, et se moquaient souvent de mes airs moroses. S’ils étaient heureux, je l’étais aussi entre ces deux êtres qui sont ce que j’ai le plus aimé. Ces tourmens du passé d’Annunziata, qui m’avaient tant fait souffrir, s’étaient calmés peu à peu, et ne m’apparaissaient plus maintenant que comme un trouble indécis dont je me rendrais facilement maître. La période aiguë était éteinte pour jamais, il ne m’en restait qu’un retentissement vague qui était plutôt de la mélancolie que du chagrin.

Dans les premiers temps de l’arrivée de Lélio, il me parlait sans cesse d’Annunziata, et Annunziata me parlait toujours de Lélio; insensiblement ils ne me parlèrent plus l’un de l’autre. Je pensai que leur curiosité mutuelle était satisfaite; je ne donnai aucune importance à cette observation, et nous continuâmes à vivre comme trois camarades unis de la plus loyale amitié. J’avais été désespéré du passé, ce sentiment bâtard avait dévoré toutes mes forces de jalousie; il était donc naturel que je ne fusse pas jaloux de l’avenir; du reste, j’avais en Lélio une confiance absolue, et j’étais persuadé qu’il serait le premier à m’avertir de l’état de son cœur, si jamais il devait le trouver inquiétant pour mon repos. Fûmes-nous heureux ainsi longtemps? Oui, plusieurs semaines; mais cette époque s’est écoulée si vite que je n’en ai rien conservé dans la mémoire. Ce fut comme une trêve entre deux batailles, et dans la dernière je devais être tout à fait vaincu.

Sans qu’aucune circonstance appréciable eût changé nos relations, elles n’étaient cependant plus les mêmes, et lorsque nous nous trouvions réunis tous les trois, il y avait entre nous un malaise indéfinissable que je ne remarquais pas, et dont je ne me suis rendu compte que plus tard, en reprenant ma triste histoire dans tous ses détails. Annunziata et Lélio paraissaient souvent embarrassés lorsque j’arrivais inopinément auprès d’eux; dans leurs rapports isolés vis-à-vis de moi, il y avait quelque chose qui n’était pas naturel : Annunziata semblait de nouveau avoir perdu sa gaieté; parfois je la trouvais rêveuse, impatiente à mes questions et contrariée par mille niaiseries qu’elle eût dédaignées jadis; parfois aussi elle me faisait jurer que je l’aimais toujours, comme si elle eût voulu se rassurer contre elle-même. J’attribuai ces irrégularités nerveuses aux troubles profonds dont je l’avais accablée par mes reproches, et je ne remarquai pas que de son côté Lélio restait souvent silencieux près de moi et absorbé dans des pensées qu’il ne me communiquait plus. Sans m’éviter, il avait moins de plaisir à me