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pètes. J’étais oppressé comme si je venais de commettre un meurtre. Hélas ! ce meurtre, je l’avais commis, mais c’était sur moi, sur moi seul : je venais de me suicider dans Annunziata. Lorsque je la revis, lorsque je regardai dans son cœur, je fus effrayé d’y voir mon image si changée, que j’eus peine à la reconnaître ; une pâleur glaciale flétrissait mes traits, des éclairs de méchanceté brillaient dans mes yeux, un pli d’ironie déformait durement mes lèvres, et des lignes maladives, qui ressemblaient aux rides d’une vieillesse anticipée, altéraient mon visage. Ce n’était plus ce beau Fabio que j’avais vu, au premier jour, illuminé d’une jeunesse éclatante, marcher allègrement, comme un héros légendaire, dans ce cœur où il régnait en maître ; c’était un pauvre bomme épuisé, honteux, et qu’on souffrait là par pitié, comme un esclave qu’on ne veut pas chasser encore.

Dix-huit mois s’étaient passés dans cette tourmente, qu’apaisèrent parfois des embellies de courte durée. Cette crise fut la dernière : Annunziata et moi, nous étions à bout de forces, et par une sorte d’accord tacite, un armistice fut conclu entre ses souvenirs et moi ; mais le mal que j’avais fait était irréparable, et de ce jour, quelque illusion que j’essayasse de me faire pour me tromper moi-même, je compris vaguement que j’étais perdu. Nous eûmes encore de calmes instans et des heures de tendresse, je ne le nie pas ; mais l’amour avec son abnégation, son entraînement fiévreux, son absolu bonheur, avait fui loin de nous. Nous nous aimions plutôt parce que nous devions nous aimer que parce que nous nous aimions. Ceci n’est point une mièvrerie ni un de ces concetti qu’on a si souvent reprochés aux Italiens, c’est la vérité. Malgré les éclairs de gaieté qui parfois me rappelaient l’Annunziata des anciens jours, elle était restée triste et comme alourdie sous le poids des chagrins que j’avais accumulés sur elle ; elle était constamment inquiète et en réserve vis-à-vis de moi ; une appréhension indécise la tenait en suspens ; on eût dit qu’elle ne se sentait pas en sûreté, et quelque douce qu’elle fût d’habitude à mon égard, elle semblait me traiter comme on traite un chien fidèle, mais qui déjà vous a mordu.

Nous vivions donc en repos, sinon heureux ; nos deux existences se côtoyaient maintenant sans se heurter, mais elles ne se mêlaient plus dans cette intime et large communion d’autrefois. Autant par lassitude que par raison, j’en étais arrivé à ne plus regarder au cœur d’Annunziata, et dans nos conversations nous évitions avec soin de toucher un de ces points douloureux qui eussent fait éclater de nouveaux orages entre nous.

Sur ces entrefaites, ma tante tomba malade ; sa constitution, faible et ruinée par l’âge, fut une proie facile pour le mal, et je compris bientôt que j’allais avoir à me séparer de la vieille amie qui avait si