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naient ma pauvre âme et l’emportaient dans les ténèbres. J’en étais arrivé à cet état aigu où une crise devient imminente : elle éclata. Un jour, j’avais été chez Annunziata plus tôt que de coutume; elle était dans sa chambre, occupée à ces mille petits soins de détail dont les femmes excellent à tromper le temps. Elle rangeait des chiffons et s’ingéniait à ses toilettes d’hiver, car la saison déjà avancée promettait des froids prochains. Au milieu de rubans et de fichus, un coffret à bijoux était ouvert sur la table. Je le pris machinalement, et, tout en causant avec Annunziata, je me mis à examiner les objets qu’il contenait. Je passais les bagues à mon doigt, je faisais sonner les longues boucles d’oreille, j’entourais mes bras avec les colliers, j’alignais les broches à côté des bracelets, fort innocemment du reste et sans songer à mal. En levant les yeux vers Annunziata, je lus sur son visage une vague expression d’inquiétude qui suffit à me troubler. Un afflux de sang gonfla mon cœur, et je sentis les pensées mauvaises qui bourdonnaient en moi. J’avisai une bague fort simple dont le chaton en cornaline blanche portait l’éternelle et sotte devise des amoureux : Sempre.

— Qui vous a donné cela? dis-je à Annunziata.

— Ah! tu es sans pitié, cria-t-elle en courant vers moi. — Et m’arrachant la bague, elle la jeta dans la cheminée, où brillait une grande flamme; puis, prenant deux ou trois autres bijoux, elle les lança au feu.

Je ne fis pas un geste pour l’arrêter, je ne me baissai même pas pour sauver les bijoux qui se perdaient au milieu des charbons ardens, et je ne trouvai en moi aucune reconnaissance pour ce sacrifice. Loin de là, pour la première fois peut-être, je me sentis gagné par la colère. Je regardai vers son cœur : le prêtre et le jeune homme lançaient sur moi des yeux irrités, l’homme sanglant dormait. À cette vue, tout un réquisitoire de ressentiment se formula dans ma pensée, et je dis à Annunziata avec une dure ironie : — Ne vous fâchez pas, mon enfant; ce sacrifice expiatoire a moins de mérite que vous ne pensez. La banalité de ces souvenirs que vous avez si courageusement détruits ôte toute valeur à votre action; ceux qui ont la poitrine sanglante savent bien que vous gardez avec soin et en secret tout ce qui peut les rappeler à votre mémoire.

— Vous êtes cruel, Fabio, me répondit Annunziata. Il est des circonstances où l’oubli des morts est un crime; ce crime, je l’ai déjà commis pour vous, et je suis prête à en commettre d’autres, si votre repos l’exige. Aussi bien il faut en finir avec ces tortures que vous nous infligez. Écoutez donc ma vie : vous saurez du moins de quoi vous souffrez, et dans quelle juste proportion vous pouvez souffrir.

Elle me raconta tout alors; je l’écoutais les yeux baissés, car,