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Je me rappelais ce que ma tante m’avait dit lorsque j’avais rencontré Annunziata à l’église, et je sentis une intolérable curiosité qui montait en moi. Elle me dévorait, et semblait me dire, pour m’exciter plus violemment encore : « Que peux-tu redouter? N’es-tu pas sûr de son amour? » Je luttais cependant contre l’envahissement de cette passion malsaine devant laquelle s’anéantissait ma volonté; j’avais beau écouter la voix de ma conscience, qui me redisait, comme un écho des conseils de ma tante : « Sache te contraindre à ne jamais vouloir; » ma probité me criait : « De quel droit veux-tu connaître ce qu’on a eu peut-être raison de te cacher? » Ce fut en vain, mes doutes et un invincible besoin de savoir m’avaient vaincu, j’appelai à mon aide le pouvoir occulte dont j’avais été doué aux jours de mon enfance, et, palliant ma lâcheté de cet odieux raisonnement qui a fait commettre tant de sottises, sans jamais les rendre excusables, je me dis : C’est plus fort que moi!

La nuit était splendide; par la croisée ouverte, la lune lumineuse éclairait la chambre, et je regardais Annunziata blanche sous ses rayons. De son visage, où mon regard était fixé, je rabattis mes yeux sur son cœur, et, raidissant tout mon être dans un de ces accès de volonté qui font les hommes de génie ou les fous, je voulus voir. Je vous le jure, ce que je vais vous dire, je l’ai vu, vu de mes yeux, vu comme je vois maintenant ces arbres au-dessus de ma tête! Et maudite soit ma puissance, car de cet instant mes malheurs ont commencé !

Je le vis, ce cœur, dont l’inconnu me désespérait; d’un seul coup il étala ses mystères à mes yeux, et dans ses profondeurs j’aperçus trois hommes couchés comme des morts sur les tables d’un amphithéâtre. Ils étaient étendus sur le dos, pâles, les yeux fermés, sans mouvement, et moi-même, moi, le Fabio qui vous parle, j’étais devant eux, debout, plein de vie et de jeunesse, le sourire aux lèvres et rayonnant d’une beauté que je ne me connaissais pas. Je crus à une hallucination, je fermai les yeux; je regardai Annunziata, elle dormait toujours calme et charmante; je regardai son cœur, je revis les trois hommes, et j’étais près d’eux. Ce fut affreux, c’était à devenir fou !

Suffoqué par ses souvenirs, Fabio, interrompant son récit, laissa tomber son front et sanglota longtemps. Je lui pris la main, j’essayai quelques mots de consolation ; mais il releva vivement la tète, et tournant vers moi son visage mouillé de larmes : — Ah! s’écria-t-il. Dieu m’est témoin qu’à cet instant, en présence de cette révélation, je me crus le plus malheureux des hommes; ne pas être seul dans ce cœur adoré, ne pas l’avoir éveillé aux sentimens d’amour qui soulevaient ma vie, savoir qu’il avait battu pour d’autres que pour moi, reconstruire un passé exécrable, se