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elle me retrouvait après une longue absence. C’était une petite vieille proprette, tatillonne, alerte, spirituelle et moqueuse; elle racontait volontiers qu’elle avait été fort jolie autrefois, et qu’elle ne s’était pas mariée parce que son père n’avait jamais voulu permettre qu’elle épousât un officier du roi Joachim; — ce qui est fort heureux, ajoutait-elle, car il n’y a pas au monde d’état plus doux que celui de vieille fille. — Elle n’avait jamais eu qu’une vraie passion, à l’en croire, celle de la lecture. Sa maison regorgeait de livres; pour donner pâture à ce besoin d’étude qui la dévorait, elle avait appris cinq ou six langues, et entre autres le grec et le latin, qu’elle savait à en remontrer à tous les membres de l’académie d’Herculanum. Rien n’était plus étrange que de l’entendre chanter les strophes d’Eschyle et les odes d’Horace dont elle avait composé la musique elle-même. Lorsqu’elle mourut, nous trouvâmes dans ses papiers une belle épitaphe en vers latins qu’elle destinait à son tombeau.

Le soir de mon arrivée, elle me regarda assez longtemps en silence, et, me frappant amicalement d’un petit coup d’éventail sur le front, elle dit avec un gros soupir: — Allons! celui-ci est bien de la famille, et si je ne me trompe, son cœur lui fera faire plus d’une sottise.

Elle m’avait installé dans un corps de logis séparé, où j’avais un grand appartement pour moi et un plus petit pour Giovanni. Je sortais peu, je lisais beaucoup, gagné sans doute par la passion de ma tante, et j’allais quelquefois me promener à cheval sur les bords de la mer. Que faire à Brindisi, pauvre petite ville de tournure espagnole, sans ressources, pleine de moines et grise d’ennui? — Bah! me disais-je, six mois seront bien vite passés!

Le dimanche qui suivit mon arrivée, ma tante entra chez moi vers dix heures du matin. J’étais en train de relire, pour la vingtième fois peut-être, l’Odyssée, qui est mon livre de prédilection. — Allons donc, paresseux! me dit-elle; croyez-vous être ici dans un pays de mécréans? Et la messe! Il ferait beau voir que vous n’y vinssiez pas; je n’ai pas envie d’être excommuniée pour vos beaux yeux. Allons vite, donnez-moi le bras; Giovanni portera mon livre, et partons! — Nous allâmes à l’église, et, le service terminé, je tournais un pilier pour prendre de l’eau bénite, lorsque, de l’autre côté du même pilier, et tendant sa main vers la coquille de marbre, je vis l’inconnue apparaître. Je retins un cri, je lui offris ma main mouillée; elle y posa le doigt, me remercia d’un sourire, et passa en échangeant un salut muet avec ma tante; puis elle s’éloigna et se retourna deux fois pour me voir, pendant que je restais à la contempler.

— Vous connaissez Annunziata Spadicelli? me dit ma tante lorsque nous fûmes dehors.