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nous oublier. Je m’embarquai à Livourne, et quarante-huit heures après j’étais à Naples. J’y restai plusieurs jours, ayant eu soin d’expédier Giovanni en avant avec les bagages, et me réservant de traverser la Fouille à petites journées, sur un cheval que j’avais amené de Pise et que j’aimais beaucoup. J’étais tort triste; on eût dit qu’arrêté au bord de la vie, je n’osais en franchir le seuil dans la crainte de malheurs que je prévoyais sans pouvoir les préciser. Le bruit de Naples, une des villes les plus tumultueuses du monde, me fatiguait et me faisait amèrement regretter le calme de Pise et la chère amitié de Lélio. Une sourde angoisse m’énervait, et rien, ni plaisirs ni promenades, ne parvenait à m’en délivrer. Un soir que je me sentais plus triste encore que de coutume, j’entrai, pour essayer de me distraire, au théâtre San-Carlo, où l’on jouait le Barbier de Séville. Je me plaçai dans cette sorte de couloir qui sépare le parterre des loges du rez-de-chaussée, et debout je me mis à contempler le spectacle, fort indifférent du reste aux choses qui m’entouraient. Loin de changer le cours de mes idées sombres, cette musique entraînante et joyeuse semblait au contraire les rendre plus noires encore, et pendant que les notes sémillantes éclataient dans l’orchestre, ma mémoire, par un effet de contre-point singulier, chantait les lamentations de l’andante de la symphonie en la de Beethoven. Une indicible émotion m’avait envahi; mon cœur serré battait à l’étroit dans ma poitrine, et j’allais fuir cette gaieté qui redoublait ma mélancolie, lorsque j’entendis derrière moi un éclat de rire si franc, si sonore et si pur, que je retournai la tête. Dans une loge, près de moi, j’aperçus une femme charmante.

L’emploi de Bartholo était tenu par un vieil acteur très aimé du public napolitain, et qui jouait avec une abondance de gestes comiques fort divertissante; à chacune de ses grimaces, à chacune de ses pantalonnades, et elles étaient nombreuses, la jeune femme se renversait en arrière, et riait d’un beau rire qui bondissait dans sa gorge comme des grelots d’argent. A ses côtés, un vieillard à cheveux blancs souriait avec une expression indulgente et paternelle. Je m’assis sur une banquette libre, et je me pris à regarder cette femme avec une persistance obstinée dont je ne fus pas maître. Elle était vraiment fort belle. Grasse et fraîche, bien à point, si j’ose dire, elle se détachait en blanc sur l’obscurité, et semblait rayonner de je ne sais quelle flamme intérieure qui s’échappait par ses grands yeux d’un bleu nocturne; ses lèvres charnues laissaient voir des dents éblouissantes, et son cou solide portait sans fléchir le poids d’une énorme chevelure. Elle s’amusait naïvement et avec une franchise qui faisait plaisir à voir; le rire jaillissait de ses lèvres comme une volée d’oiseaux qui s’échappent d’une cage allègrement et en battant de l’aile. Trois ou quatre fois elle dirigea ses yeux de mon