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termédiaire entre le précepteur, le domestique et la mère. Il surveilla ma première instruction avec une perspicacité remarquable, et lorsque j’eus seize ans, il me conduisit à l’université de Pise, où je devais terminer mes études. Ah ! ce fut là mon bon temps, ma grande gaieté, ma vraie jeunesse! Pour le voyageur qui passe et s’en va, Pise est une ville éteinte, que nul ne visiterait si elle n’avait son dôme, sa tour penchée et son Campo-Santo : c’est Pisa morta, comme l’on dit; mais pour nous qui la connaissions jusque dans ses recoins les plus retirés, qui savions ses ressources les plus secrètes, c’était une ville indulgente, pleine de francs plaisirs et de joies faciles.

Je m’étais lié intimement avec un jeune homme de mon âge, un Bergamasque nommé Lélio, qui négligeait fort les cours d’histoire et de théologie, pour se livrer avec emportement à l’étude de la sculpture. Sa petite chambre était un véritable atelier plein de maquettes commencées et de moulages d’après l’antique. C’est moi qui d’ordinaire lui servais de modèle. Nous passions nos journées ensemble, causant, rêvant, faisant des projets d’avenir, dévorant la vie par avance, et nous jurant, hélas! une amitié que rien ne briserait jamais. Pendant les congés de Pâques et du carnaval, nous allions à Florence suivis de Giovanni, et là Lélio employait son temps à la galerie des Offices, étudiant les Luca della Robbia, admirant les Michel-Ange et copiant la Niobé. Notre vie était douce, notre affection sincère et notre espérance commune. Je vous le répète, ces courtes années furent les seuls bons momens de mon existence, et cependant dès cette époque le sentiment égoïste qui plus tard devait faire monter tant de larmes de mon cœur à mes yeux me tourmentait déjà. Mon affection pour Lélio avait une forme exclusive et jalouse que souvent j’ai poussée jusqu’à l’injustice. Je ne pouvais supporter sans révolte la facilité bienveillante de ses relations avec les autres; je l’aurais voulu tout à moi, et lorsque je le voyais rechercher nos camarades, se plaire avec eux et partager gaiement leurs parties de plaisir, je le boudais, je me plaignais, j’avais toujours d’excellentes raisons pour refuser de le suivre et pour trouver mille défauts à ses nouveaux amis. Il riait de ce qu’il appelait ma tyrannie, me grondait doucement de mes exigences, finissait par me céder, car il était fort bon, et me disait parfois : — Je ne voudrais pas être la femme que tu aimeras, car, fùt-elle Diane elle-même, tu sauras t’arranger de façon à souffrir par elle et à la rendre malheureuse ! — Prédiction méritée, et dont l’avenir n’a que trop prouvé la justesse !

Deux fois par an, au 1er janvier et le jour de la Sainte-Ursule, j’écrivais à ma tante pour lui souhaiter une bonne année et sa fête. Elle me répondait des lettres charmantes : « Je me fais bien vieille,