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fait véritablement le tour du monde. La Hollande elle-même en possède une traduction, et nous leur devons de trop bons rires pour contester leur droit à cette brillante destinée. Chance bizarre! la vraie célébrité de Douglas Jerrold, — celle qu’il n’avait pas acquise par trente ou quarante ouvrages dramatiques, huit ou dix volumes d’Essais, huit ou dix autres de contes et de romans, — quelque cent pages de plaisanterie bourgeoise, tombées de son bureau comme les miettes tombent d’une table richement servie, allaient précisément la lui donner. Il s’en indignait quelquefois, et s’irritait de n’être pour le public pris en masse que l’auteur des Sermons de Mistress Caudle; mais le zéphyr railleur qui emportait ses imprécations lui amenait l’écho des applaudissemens et des rires que cette heureuse bluette soulève encore, à l’heure présente, partout où l’anglais se lit.

Mistress Caudle, c’est sous quelques rapports la madame Honesta de Machiavel et de La Fontaine. Il manque bien des choses à M. Caudle pour être un vrai Belphégor; mais enfin, dans ce ménage comme dans celui du faux Roderic, ce sont

Toujours débats, toujours quelque sermon
Plein de sottise en un degré suprême.

Et Caudle n’a pas la ressource, comme le diable en question, de s’aller cacher, avec la permission de son chef, dans le corps des princesses napolitaines ou autres. Aussi demeure-t-il, patient et penaud, sous le feu des remontrances conjugales qui chaque soir recommencent, variant de sujet, d’accent, de caractère, tour à tour ironiques et attendries, amères et pathétiques, arrosées de verjus ou trempées de larmes. Jamais le home (sweet home) anglais n’avait été si plaisamment parodié; jamais les échos de l’alcôve n’avaient été à ce point indiscrets et moqueurs; jamais les taquineries, les pruderies, les jalousies, les économies de la ménagère grondeuse n’avaient été sténographiées avec une aussi scrupuleuse exactitude. Cependant, pour bien apprécier ces harangues bourgeoises, il ne faut pas les lire en bloc dans le volume où on les a réunies[1]. La plaisanterie semble alors un peu prolongée ; mais en les prenant un à un, comme ils furent écrits et publiés, ces petits drames domestiques sont d’un irrésistible effet. Nous disons drames, bien qu’il s’agisse de monologues. Caudle, l’honnête Caudle, dans sa longanimité quelque peu insouciante et blasée, ne prend guère la parole, bien que son éloquente moitié l’y provoque par mille défis; mais s’il ne répond jamais que par interjections ou monosyllabes, elle se charge, elle, d’interpréter sa pensée et de la discuter, de la réfuter, de la réduire

  1. Le tome III de la collection des écrits de Douglas Jerrold.