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enfin qu’on avait calculé que son fils, le fils de Louis, était le seul qui remplît cette condition, que c’était donc à cet enfant que la succession serait dévolue, puisque elle-même (Mme Bonaparte) ne pouvait plus donner des héritiers à son mari, que d’ailleurs cette combinaison offrait au père une assez belle perspective pour le consoler de n’être pas appelé lui-même à l’hérédité. Louis, qui, malgré l’ascendant que depuis ses plus jeunes années son frère Napoléon exerçait sur lui,... conservait une âme élevée, repoussa cette proposition : elle lui rappelait les bruits injurieux que la malveillance avait cherché à répandre dans le public sur Hortense Beauharnais avant qu’il l’eût épousée, et, bien qu’en comparant la date de son mariage avec celle de la naissance de son fils il dût reconnaître que ces bruits étaient dénués de fondement, il sentit que l’adoption de cet enfant par le premier consul les eût nécessairement réveillés. Il avait donc refusé de prêter l’oreille aux insinuations de sa belle-mère, et déclaré à son frère Joseph que jamais il ne donnerait la main à cette proposition; mais, ajoutait-il, ce consentement était-il nécessaire? La loi pouvait être rendue et colorée du prétexte de l’intérêt général. La force était là prête à faire exécuter cette loi, à lui ravir même son fils pour le faire élever au palais, et Mme Bonaparte avait déjà insinué que cet arrangement serait nécessaire à l’égard d’un héritier présomptif. S’échauffant ainsi par degrés, Louis, dans l’épanchement de sa douleur, s’emporta violemment contre sa belle-mère, disant d’elle tout ce que la haine la plus prononcée aurait à peine osé en penser. — Joseph Bonaparte, en nous faisant le récit des plaintes et des emportemens de son frère Louis, ne nous dissimula point lui-même toute l’indignation que lui faisait éprouver le projet du premier consul. Il y voyait le renversement de tout son avenir : plus de succession, plus de pouvoir pour lui ni pour ses enfans. Par la plus perfide des combinaisons, il était trompé dans toutes ses espérances, écarté pour toujours des affaires, et de plus privé des droits qu’il aurait eus par lui-même, et par la seule affection que lui portait le sénat, à succéder à son frère, si le choix du successeur eût été laissé au cours naturel des événemens. A mesure qu’il parlait, son ressentiment s’enflammait, et bientôt ses passions, excitées au plus haut degré, s’exhalèrent dans les plus violentes expressions qu’une âme profondément blessée peut suggérer à la parole. Il maudit l’ambition du premier consul, et souhaita sa mort comme un bonheur pour sa famille et pour la France, et, malgré tous nos efforts pour le calmer, il nous quitta dans cet état d’irritation... Quant à nous, tristes confidens de ces détails, profondément affligés de tout ce que nous venions d’entendre, nous ne pouvions nous dissimuler l’abîme vers lequel nous étions poussés, et nos réflexions mutuelles ne faisaient qu’aigrir notre douleur, en y ajoutant le pressentiment des malheurs dont l’avenir nous menaçait. Dans ces projets, nous voyions la France comptée pour rien. Ce n’était pas la sécurité et le repos qu’on voulait donner à une nation; ce n’était plus d’une institution politique qu’il s’agissait, mais d’une conquête, d’une proie qu’une famille mal unie se disputait... Le refus absolu de Louis de consentir à l’arrangement que lui proposait sa belle-mère, les dissensions que ce bizarre projet fit naître dans la famille, les murmures de tous ceux qui, dans l’entourage du premier consul, n’étaient pas entièrement