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cette forme de gouvernement consolera encore ceux qui s’égarèrent en cherchant à réaliser cette chimère au milieu d’un peuple léger et corrompu. »


Ainsi parla Joseph. Cette aversion du premier consul pour un système d’hérédité qui eût associé sa famille à sa propre grandeur blessait vivement ses frères. L’irritation de Joseph éclatait parfois avec une violence d’autant plus surprenante, que, pendant de longues années, une tendre amitié avait paru l’unir à Napoléon. Un jour que M. Miot s’efforçait de le calmer : « Il ne me trompera plus, s’écria-t-il, je suis las de sa tyrannie, de ses vaines promesses, tant de fois répétées et jamais remplies. Je veux toutou rien : qu’il me laisse simple particulier, ou qu’il m’offre un poste qui m’assure la puissance après lui ! Alors je me livrerai, je m’engagerai ; mais s’il s’y refuse, qu’il n’attende rien de moi ! N’a-t-il pas assez du funeste pouvoir qu’il exerce sur la France, sur l’Europe, que son insatiable ambition a troublée, sans me traîner après lui en esclave soumis, offert tantôt au respect, tantôt au mépris de ses généraux, qui, ne recevant d’ordres que de lui, me fouleront aux pieds ou me porteront la queue suivant ce qui leur aura été ordonné par leur maître ? Qu’a-t-il fait jusqu’ici pour nous ? quel pouvoir nous a-t-il donné ? Un préfet de mon département se joue de moi, et je n’exerce pas, dans le pays où mes possessions sont situées, la plus légère influence ! Mais je suis homme, et je veux qu’il s’aperçoive qu’on peut oser ne pas céder à ses caprices. Qu’il aille encore une fois ensanglanter l’Europe par une guerre qu’il pouvait éviter !… Et moi, je me réunirai à Sieyès, à Moreau même s’il le faut, à tout ce qui reste en France de patriotes et d’amis de la liberté pour me soustraire à tant de tyrannie ! »

Cette explosion passionnée, dans laquelle le dépit personnel empruntait d’une manière si naïve les accens du patriotisme indigné, fut suivie de quelques nouvelles confidences. Joseph raconta que, voulant déterminer son frère à adopter le principe d’hérédité, il l’avait pressé de répudier sa femme et de se remarier. « Tu balances ? lui avait-il dit. Eh bien ! qu’en arrivera-t-il ? Qu’un événement naturel amène la mort de cette femme, tu seras pour la France, pour l’Europe[1], pour moi qui te connais bien, tu seras un empoisonneur. Qui ne croira que tu n’aies fait ce qu’il était si parfaitement dans ton intérêt de faire ? Il vaut mieux prévenir ces honteux soupçons. Tu n’es pas marié ; jamais tu n’as voulu consentir à faire consacrer ton union avec cette femme. Quitte-la pour des raisons politiques, et ne laisse pas croire que tu t’en sois défait par un crime. J’ai vu, conti-

  1. Au risque de rendre ce passage beaucoup moins piquant et de paraître bien naïf à certaines personnes, j’ose soupçonner ici une faute de copie ou d’impression : avant les mots pour moi qui te connais, n’aurait-on pas omis le mot excepté ? Le sens serait ainsi tout à fait changé, mais plus naturel et plus en rapport avec le ton de l’entretien.