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désignassent en quelque sorte au rang suprême dans le cas où le premier consul viendrait à manquer :


« Vous raisonnez juste (lui répondit Joseph) ; mais, comme tous ceux qui me jugent, vous partez d’une base fausse. Vous supposez qu’il ne faut attribuer le peu de crédit dont je jouis et l’obscurité du rôle que je joue qu’à mon indolence naturelle, et qu’il s’agit seulement de la vaincre pour arriver où, selon vous, il conviendrait de me placer. Détrompez-vous : je sens parfaitement tout ce qu’il y aurait d’avantageux pour moi dans un changement de position, et s’il ne tenait qu’à moi de le produire, je le ferais sans aucun doute ; mais vous connaissez mal mon frère. L’idée de partager le pouvoir l’effarouche tellement que mon ambition lui est aussi suspecte que celle de tout autre, peut-être même davantage, parce qu’elle est la plus plausible de toutes celles qui peuvent se manifester, et parce qu’elle serait plus aisément justifiée dans l’opinion générale. Il veut surtout que le besoin de son existence soit si vivement senti et que cette existence soit un si grand bienfait, que l’on ne puisse rien voir au-delà sans frémir. Il sait et il sent qu’il règne par cette idée plus que par la force ou la reconnaissance. Si demain, si un jour on pouvait se dire : « Voilà un ordre de choses stable et tranquille ! voilà un successeur désigné qui le maintiendra ! Bonaparte peut mourir, il n’y a ni trouble ni notation à craindre, » mon frère ne se croirait plus en sûreté. Tel est le sentiment que j’ai démêlé en lui, telle est la règle immuable de sa conduite. Pensez-vous donc maintenant qu’il me laisserait exécuter le plan que vous me tracez ? Et s’il ne lui convient pas, pensez-vous que je serais assez fort pour l’exécuter malgré lui ? Non, certes ! Ainsi, comme il m’est impossible de parvenir au point qu’il me faudrait atteindre, j’aime mieux ne jouer aucun rôle que d’en jouer un subalterne. Ma politique est de faire vanter la modération de mes désirs, ma philosophie, mon amour du repos et des jouissances tranquilles, enfin de faire dire à tout le monde ce dont vous étiez persuadé vous-même il y a un instant : que je ne veux pas, et non que je ne peux pas être plus que je ne suis. »


M. Miot, étonné de cette confidence, ne dissimula pas qu’il la croyait peu sincère : il demanda à Joseph s’il ne cherchait pas à colorer les véritables motifs de sa conduite pour échapper au reproche d’indolence et de paresse ; il lui rappela le soin que le premier consul avait eu de le charger de la négociation du traité d’Amiens et du concordat pour l’associer à la popularité de ces deux grands actes, les honneurs extraordinaires qu’il lui avait accordés à cette occasion.


« Vous êtes encore dans la même erreur (reprit Joseph), et vous supposez toujours que ces distinctions, ces honneurs me sont offerts de bonne foi ; mais moi, je suis certain qu’ils n’étaient qu’un piège, et j’ai dû éviter d’y tomber. Que voulait le premier consul ? M’offrir à l’envie, à la jalousie des autres consuls, des ministres, des conseillers d’état, sans me donner aucun moyen de braver ces sentimens haineux, et en même temps s’acquitter envers moi. Aurais-je eu en effet quelque droit de me plaindre après tant de marques d’égards qui faisaient de moi en quelque sorte un successeur dé-